LES SENTINELLES DU CRÉPUSCULE 30 Juin 2012

Les sentinelles du crépuscule

Pièce de théâtre en 16 tableaux

de Gianmarco Toto

 

LES PERSONNAGES

Miss brokensmile - Directrice du pensionnat

Mister Cornerpop - adjoint de direction

Oscar - Garçon à tout faire de la pension

Jude - personnage étrange qui hante les couloirs de la pension (fille de Matthew et Lily-Rose Greenvalley)

Cassie - fille britannique de bonne famille (Soeur de Beverley)

Beverley - fille britannique de bonne famille (Soeur de Cassie)

Fiona - jeune écossaise rescapée d'un terribel accident

Darla - jeune galloise au triste passé

Abigail - jeune juive allemande qui a évité les camps de la mort

Kristen - jeune anglo-allemande au passé mystérieux

Matthew - fantôme de l'ancien propriétaire du manoir

Lilly-Rose - fantôme de l'ancien propriétaire du manoir

 

 

1 - Cassie et Beverly

 

(Angleterre, dans les années 50. Cassie et Beverley, deux futures pensionnaires du manoir de Greenvalley,  l’orphelinat pour jeunes filles, sont en entretien avec Miss Bronkensmile, la directrice et Mr Cornerpop son second.)

 

Miss Brokensmile

J’ai reçu avec joie le don de votre grand-mère à l’intention de notre établissement. Cette promesse de donation d’argent par le biais de l’avoué qui s’occupe des intérêts de votre famille, tous ces merveilleux livres… Votre grand-mère m’a l’air d’une personne très cultivée.

 

Beverley

(Maniérée et enthousiaste.)

Moi, j’ai toujours aimé la littérature… C’est quelque chose qui m’a toujours porté… Ma grand-mère dit que les livres sont la mémoire de l’espèce humaine… Avant je ne comprenais pas mais maintenant, c’est différent, parce que, voyez-vous, ma grand-mère,…

 

Miss Brokensmile

Je vois, mademoiselle, je vois… Vous avez, toutes deux été accueillies par votre aïeule à la disparition de vos parents, c’est bien cela ?

 

Cassie

(Enthousiaste et fière.)

Oh, oui, Miss Braikenspile…

 

Miss Brokensmile

… »Brokensmile », mademoiselle, ça se prononce “Brokensmile”. (Sans attendre.) Et je vois que, feu votre père, était un héros de guerre, de nombreuses fois décoré,… Mesdemoiselles, avec un tel héritage, vous vous devez d’être les garantes de la bonne marche et de la réputation de Greenvalley Manor.

 

Beverley

(Enthousiasmée.) 

Oh! Miss Brokensmile ! C’est trop d’honneur que vous nous faites ! Je ne sais comment vous dire que…

 

Miss Brokensmile

(Sèche.) 

Ne dites rien! Ne dites rien ! C’est bien comme ça !

 

Mr Cornerpop

Avez-vous pris connaissance du règlement de notre établissement, mesdemoiselles ?

 

Cassie

Oh ! Oui, monsieur ! Nous avons pris soin de nous le réciter par coeur, ma sœur et moi…

 

Beverley

(Riant)

Ca nous a beaucoup amusées…

 

Un silence. 

 

Mr Cornerpop

Etes-vous donc, prête à rendre un service à cet honorable établissement ?

 

Un silence. Les deux sœurs ne savent que répondre.

 

Miss Brokensmile

Avez-vous entendu la question de Mr Cornerpop ?

 

Cassie

(Moins sûre d’elle avec un sourire bête.) 

Oui… Un peu comme des responsables de classe, si je comprends bien.

 

Mr Cornerpop

Vous comprenez très bien, mademoiselle, je vous l’assure.

 

Miss Brokensmile

(Se levant pour raccompagner les filles à la sortie.) 

Ainsi vous ferez honneur à la mémoire de ce héros qu’était votre père défunt… 

 

Beverley et Cassie

(Ensembles, tout en se levant.)

Bien, madame. 

 

Cassie et Beverley adressent une petite révérence aux deux dirigeants et s’éloignent. Mr Cornerpop et Miss Brokensmile se fixent longtemps du regard. La lumière descend lentement sur eux.

 

Cassie et Berveley croisent un jeune garçon.

 

Cassie

(Au garçon qui a les bras chargé d’un panier de linges.) 

Bonjour. Que fais-tu ici ? Je pensais que cet établissement n’était réservé qu’aux filles. 

 

Oscar

Je travaille ici, mesdemoiselles. Je ne suis pas pensionnaire…

 

Berveley

Ah ! Cela explique ta présence. Tu es le garçon à tout faire, alors ?

 

Oscar

On peut dire ça, comme ça.

 

Cassie

Tu vas donc pouvoir nous aider à transporter nos valises,…

 

Oscar

Désolé mesdemoiselles, mais je ne reçois d’ordres que de mes patrons. (Il s’éloigne en esquissant un sourire en coin.) 

 

Cassie

(Offusquée.)

Voyez donc ce petit impertinent…

 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

 

2 - Accueil glacial

 

Dans le hall de l’orphelinat. C’est l’accueil des nouvelles pensionnaires. Miss Brokensmile, assistée de son majordome Mr Cornerpop, fait les présentations de l’établissement aux jeunes adolescentes alignées comme des soldats et dont les bagages jonchent le sol d’une façon désordonnée. Miss Brokensmile, droite comme un« i » longe la rangée des jeunes filles. Dans un coin, l’allure et le regard insistant de Mr Cornerpop gênent un peu les jeunes filles. A côté de l’adjoint, Oscar attend sans rien dire.

 

Miss Brokensmile

Mesdemoiselles, je vous souhaite la bienvenue au manoir de Greenvalley. Ce pensionnat pour jeunes orphelines a été créé par feu Lord Greenvalley. J’en suis la directrice depuis plus d’une vingtaine d’années. Je me nomme Miss Brokensmile…

 

Darla

(Doucement en se penchant vers Abigail.) 

Je trouve que ce petit nom lui va à ravir…

 

Quelques rires contenus dans la rangée font faire volte face à la directrice qui se dirigeait vers Mr Cornerpop. Le silence reprend aussitôt ses droits. 

 

Miss Brokensmile

Monsieur Cornerpop, ici présent, est mon second et votre surveillant. Il vous exposera les divers points du règlement du manoir  que vous devrez appliquer à la lettre.

 

Mr Cornerpop

(Froidement.) 

A commencer par vos bagages que vous allez me faire le plaisir de ramener à vos pieds. Nous ne tolérons par le désordre dans la maison. Ce sera le premier point de règlement que vous devrez retenir.

 

Darla

(Doucement en se penchant toujours vers Abigail.) 

Si son règlement est aussi aimable que lui, je nous souhaite d’heureux moments…

 

Nouveaux petits rires retenus dans la rangée.

 

Miss Brokensmile

(Se tournant vivement vers Darla.) 

Miss Lancaster, Darla, je crois…

 

Darla

(D’une révérence.)

C’est exact, Madame…

 

Miss Brokensmile

Pouvez-vous nous exposer la raison de ces… gloussements ?

 

Darla

(En avançant d’un pas hors de la rangée.) 

J’exposais à ma voisine, le ravissement et le bonheur de prendre pension dans une aussi belle et réputée demeure, madame.

 

Miss Brokensmile

Et qu’y a-t-il d’amusant à cela ? 

 

Darla

Rien, madame. C’est peut être la fatigue du voyage mêlée à l’effervescence du moment…

 

Miss Brokensmile

L’effervescence du moment ? Voyez-vous cela. Mademoiselle Lancaster, j’ai constaté, en lisant votre dossier, que vous avez la réputation d’être versatile et dissipée. Sachez que toutes les jeunes filles qui ont quitté cet établissement sont, aujourd’hui, rangées et d’honnêtes mères de famille. Quand on entre à Greevalley manor ont en sort éduquée. Me suis-je bien fait comprendre, mademoiselle Lancaster ? 

 

Darla

Tout à fait, madame. 

 

Miss Brokensmile

Veuillez regagner votre place. (A Mr Cornerpop.) Monsieur Cornerpop ?

 

Mr Cornerpop

Madame ?

 

Miss Brokensmile

Veuillez accompagner ces jeunes demoiselles à leur dortoir et qu’elles soient prêtes pour le repas du soir. 

 

Mr Cornerpop

Bien, madame. (A Oscar.) J’espère pour toi que les chambres sont impeccables. 

 

Oscar

(Gêné de cette remarque faite devant le filles.) 

J’ai fait ce que vous m’avez demandé.

 

Mr Cornerpop

C’est dans ton intérêt, mon garçon. Allez, suis-moi et ne lambine pas, nous allons accompagner ces demoiselles.

 

Miss Brokensmile

Nous dinons à 19h précise. Tâchez d’être à l’heure mesdemoiselles. (Elle sort.)

 

Mr Cornerpop

Allons, mesdemoiselles, prenez vos affaires, suivez-moi et ne traînez pas. Vous risqueriez de vous perdre et qui sait (en affichant un sourire cynique sur les lèvres.) faire de mauvaises rencontres. Ces vieux manoirs sont si chargés d’histoires… (Il ricane de sa mauvaise plaisanterie tout en s’éloignant.)

 

Abigail

(A Darla)

Ben dis-donc, tu es sacrément gonflée, toi. 

 

Darla

Bof ! J’ai l’habitude. Ca me joue parfois des tours. Et puis quand on voit le comité d’accueil, mieux vaut en rire…

 

Fiona

(Tout en boitillant, une grosse valise à la main.) 

Je ne sais pas si je suis d’humeur à rire. Cet endroit est si lugubre et austère…

 

Darla

(A Fiona) 

Allez ma jolie, passe-moi ta valise. Je vais t’aider…

 

Fiona

(Un peu piquée.) 

Je n’ai pas besoin d’aide. J’ai l’habitude…

 

Darla

Tu as vu la hauteur des escaliers ? Tu es sûre d’arriver au bout ?

 

Fiona

J’en ai vu d’autres. Crois-moi… (Elle s’éloigne accompagnée de Darla et Abigail.)

 

Dans un coin, réunissant leurs affaires, Beverley et Cassie regardent Fiona qui se dandinent avec son imposant bagage. 

 

Beverley

(Précieuse.) 

As-tu remarqué cette pauvre boiteuse ? 

 

Cassie

J’ai vu, Beverley. Décidément, quand irons-nous dans un établissement digne de nous ? 

 

Berveley

Je ne sais, chère Cassie. L’avocat qui s’occupe de nos biens familiaux a promis de nous déplacer sur Londres dès qu’une place se libèrerait. 

 

Cassie

J’espère qu’il dit vrai parce que je ne resterai pas une journée de plus à supporter ces…

 

Darla

(Qui a surpris la conversation des deux sœurs.) 

Nous sommes trop modestes pour ces jeunes demoiselles, peut être ?

 

Berveley

(Piquée.) 

De quoi te mêles-tu ? J’ai une discussion avec ma sœur. Ma grand-mère dit qu’il est impoli d’écouter les conversations des autres. 

 

Darla

Ah ! D’accord ! Et c’est elle aussi qui a vous a appris à être aussi pimbêches et indiscrètes ? 

 

Berveley

(Vexée.) 

Non mais, c’est toi l’indiscrète, si je ne m’abuse !

 

Cassie

Laisse-là dire, Beverley, nous n’avons rien à faire avec ces filles là. (A Darla qui s’éloigne en dodelinant de la tête.)  Notre père s’est battu, lui, contre les allemands. C’était un héros…

 

Darla

(Revenant soudain sur les deux sœurs.)

S’il avait été vraiment un héros, il aurait empêché cette guerre et chassé l’envahisseur. Mais ce n’est pas complètement vrai, on le sait tous, n’est-ce pas ? 

 

Berveley

(Furieuse et valises à la main en s’éloignant.) 

Viens, Cassie. Ne restons pas là. J’en ai assez entendu. 

 

Cassie

(Menaçante à Darla.) 

Toi, tu vas payer ça… (Elle suit sa sœur et sort.)

 

Darla

(Sur un air de défi.)

C’est ça. Je tremble… (Elle sort.)

 

De derrière un pan de rideau, Miss Brokensmile apparaît. Elle suit, d’un regard sans émotion, la sortie des jeunes filles.

La lumière descend sur la scène.

 

3 - Darla

 

Plus tard, Darla est au bureau de la directrice pour se justifier de son attitude à l’accueil des jeunes filles. Mr Cornerpop parcours un dossier en faisant les cents pas derrière la jeune fille. Miss Brokensmile, assise devant elle, la regarde avec insistance.

 

Miss Brokensmile

J’ai cru observer une légère altercation entre vous et les sœurs Nothingale. Que s’est-il donc passé ? 

 

Darla

Rien de fâcheux, je vous assure, madame. Juste une dispute entre filles. 

 

Mr Cornerpop

Les filles Nothingale sont de bonne famille, mademoiselle. Et je vous encourage, vivement, à vous lier d’amitié avec Cassie et Beverley. Je pense qu’elles pourront vous apporter beaucoup quant à la reconstruction de votre personnalité.

 

Darla

Je ne comprends pas… Que voulez-vous dire…?

 

Mr Cornerpop

Mademoiselle. Je lis, ici, que vous avez vécu les affres de la guerre. Le « Blitz » a emporté vos parents. Je lis de même au chapitre « Comportement général. » que vous avez une facilité à la colère et aux crises de larmes…

 

Miss Brokensmile

Voilà pourquoi nous vous conseillons de vos montrer plus sociable et vous invitons à ne pas semer le trouble dans cet établissement. 

 

Darla

(Sur la défensive.) 

Mais, madame, ce sont ces deux pimbêches qui on commencé…

 

Miss Brokensmile : - Fin de la discussion, mademoiselle. Je vous trouve la langue bien pendue et bien sûre de vous. Quand on se penche sur votre passé, nos responsabilités nous appellent et force est de constater que vous avez souffert.Votre attitude peut tout à fait s’expliquer par  ce biais. Vous êtes de mère inconnue,… Enfin, d’après votre dossier. Personnellement nous avons fait quelques recherches et croyons savoir qu’elle était dans l’incapacité de vous élever décemment et a du accepter maintes activités que la morale réprouve. 

 

Darla

(Très remontée.) 

- C’est ma vie. Ca ne regarde que moi. Qui vous permet de…

 

Mr Cornerpop

Quand à votre père, il était marin pêcheur, originaire du pays de Galles. Disparu en mer en… (Il met le dossier sur les yeux de Miss Brokensmile qui acquiesce d’un hochement de tête condescendant.) …Vous aviez à peine cinq ans… 

 

Darla

(Résignée, tête baissée.) Oui,… (Puis se ressaisissant soudain.) Mais ma mère s’est battue pour moi…

 

Miss Brokensmile

Nous n’avons pas affirmé le contraire, mademoiselle… Nous vous prions d’user, à l’avenir, de la même humilité dont faisait preuve, sans nul doute, votre regrettée maman.

 

Mr Cornerpop

Nous en avons terminé.Veuillez rejoindre les autres, à présent.

 

La lumière descend doucement sur le bureau Miss Brokensmile. Darla, abattue, s’éloigne. Une fois à l’écart, elle s’effondre en larmes.

La lumière descend doucement sur la scène.

 

4 - Les visiteurs du dortoir

 

Dans le dortoir, les jeunes pensionnaires s’installent et prennent connaissance des lieux. Dans un coin de la chambrée, à l’écart du reste du groupe, Beverley et Cassie défont soigneusement leurs valises. Kristen a étalé ses affaires sur son lit et s’attarde sur une photo qu’elle tient dans ses mains. Darla singe Miss Brokensmile devant Abigail et Fiona qui rient en chœur.

 

Darla

(Marchant de long en large en prenant les allures de la directrice.) 

Mademoiselle Lancaster, j’ai constaté en lisant votre dossier,… Hum… Hum… Que vous avez la réputation d’être versatile et dissipée… Mmm ?... Sachez que toutes les jeunes filles qui ont quitté cet établissement sont, aujourd’hui, rangées et d’honnêtes mères de famille. Quand on entre à Greevalley manor ont en sort éduquée… Mmm ?... Me suis-je bien fait comprendre, mademoiselle Lancaster ?

 

Fiona

(Qui se tord de rire) 

Arrête ! Arrête ! Je crois que je ne vais pas pouvoir me retenir à chaque fois que la directrice nous adressera la parole…

 

Darla

Et attend, tu n’as pas tout vu… Voici à présent, le ténébreux Mr Cornerpop. (Elle l’imite physiquement devant son auditoire dont les éclats de rire redoublent.) « Qu’est-ce qui vous fait rire ? Mmm ?... Nous ne tolérons par le désordre dans la maison… Allons, mesdemoiselles, prenez vos affaires, suivez-moi et ne traînez pas. Vous risqueriez de vous perdre et, qui sait,… Mmmm ?  …Faire de mauvaises rencontres.

 

Fiona

(Hilare en essuyant quelques larmes sur son visage.) 

…Il n’y a pas à dire, tu as un don pour imiter les gens…

 

Darla

Le rire, les filles, le rire soigne presque tout…

 

Fiona

Ne va tout de même pas te faire pincer par la maîtresse des lieux… 

 

Darla

Elle m’a déjà pris en grippe. De toute façon, c’est toujours pareil. Partout où je vais, il n’y a que des tristes sires… Les gens ne comprennent pas l’humour…

 

Fiona

(Se remettant difficilement de son fou rire.) 

Ca faisait longtemps que je n’avais pas autant rit… Ouf !...

 

Abigail

Pressons-nous les filles. Il faut ranger nos affaires. La directrice ne va pas tarder…

 

Darla

(Avec une attitude militaire.) 

Oui, chef ! Bien, chef ! A vos ordres, chef !

 

Tout en s’amusant encore des pitreries de Darla, les filles poursuivent le rangement. Abigail est attirée par l’attitude de Kristen qui n’a pas bougé, sa photo à la main. Elle s’assoit tout doucement près d’elle sur le lit et regarde l’image qu’elle tient entre les mains.

 

Abigail

Ils sont beaux tous les deux…

 

Kristen

C’est la seule photo qui me reste. Je la regarde souvent. Ca me donne l’impression qu’ils sont toujours avec moi. 

 

Abigail

Ta mère devait être douce. Moi, je n’ai presque aucun souvenir de ma famille. J’étais trop petite. La dernière fois que je les ai vus, c’était sur ce quai de gare. Hiver 42. Brouillard. Fumée de la loco. Marée humaine. Les gens se passaient les bagages par les fenêtres. Les bagages, les derniers adieux, les baisers à l’arrachée, les regrets et la peur. Comme une foule de géants trop grands pour une petite fille. Je vois leurs deux visages disparaître, deux petites tâches blanches dans la foule et ce train qui s’éloigne. Ma mère pleurait. Enfin, je crois… Tout ça est resté très vague dans ma tête.

 

Kristen

Tu as de la chance, si on peut voir ça comme ça. Je ne sais pas si c’est bien de se souvenir. Ca fait mal quelque part, au fond, quand il te reste des images…

 

Abigail

Oui,… Je comprends…

 

Berverley et Cassie ont rangé toutes leurs affaires et se retournent vers le reste du groupe avec un air assuré.

 

Beverley

Je ne voudrais pas vous alarmer mais Miss Brokensmile ne va pas tarder à venir nous rendre visite…

 

Cassie

Oui. Nos affaires sont prêtes et les vôtres ?

 

Fiona

(A mi-voix en se penchant vers Darla.) 

Elles m’agacent ces deux là. Je crois bien que le courant ne va pas passer entre nous…

 

Darla

Ne fais pas attention. Des culs pincés… Elles sont moulées, c’est tout…

 

Les filles laissent échapper encore quelques rires lorsque Miss Brokensmile fait son entrée suivie de Mr Cornerpop toujours accompagné d’Oscar.

 

Miss Brokensmile

Je constate qu’on s’amuse bien par ici…

 

Les filles se ravisent et se figent debout près de leur lit. Kristen, dont l’esprit vagabondait encore sur la photo de ses parents se fait surprendre.

 

Miss Brokensmile

Mademoiselle Meyer, vous n’avez toujours pas rangé vos affaires. Qu’est-ce que cela signifie ? Et que tenez-vous dans vos mains ? Montrez-moi cela.

 

A contre cœur, Kristen tend la photo de ses parents à la directrice qui s’en saisit d’une façon sèche et brutale. Elle regarde l’épreuve un court temps et tend la photo à Mr Cornerpop.

 

Kristen

Mais madame, c’est la seule photo qui me reste d’eux…

 

Miss Brokensmile

Silence, jeune demoiselle. Evitez-nous de vous confisquer ce document de façon définitive. Le règlement est clair. Vous en avez pris connaissance comme chacune, ici. Les effets personnels doivent être remis à la direction qui les conserve. Il n’y a pas de régime de faveur, mademoiselle. (S’adressant au reste du groupe.) Nous dînons dans dix minutes. Veuillez vous présenter les mains propres à la salle de repas. (Revenant sur Kristen.) Quand à vous, mademoiselle Meyer, vous nous rejoindrez seulement quand vous aurez fini le rangement de vos affaires. (S’adressant à Mr Cornerpop.) Monsieur Cornerpop, vous ferez une inspection détaillée du dortoir lorsque mademoiselle Meyer aura quitté les lieux. 

 

Mr Cornerpop

Bien madame. Le personnel de cuisine m’a informé qu’ils nous attendent.

 

Miss Brokensmile

Bien. Suivez-moi Mesdemoiselles et en silence, je vous prie. 

 

Berverley et Cassie talonnent la directrice, suivies des autres filles qui sortent en lançant un dernier regard à Kristen qui ne bouge plus. Mr Cornerpop ferme la marche. Le dortoir est vide. Un temps. Kristen, abattue, continue de sortir ses affaires de la valise grande ouverte sur le lit puis s’effondre en pleurs.Oscar réapparaît discrètement à l’écart, les bras chargés de linge. Il fixe Kristen d’un air compatissant. 

 

Kristen

Elle sèche vite ses larmes en constatant la présence du garçon.

Tu n’as jamais vu une fille pleurer ?

 

Oscar

Ca fait un moment que je travaille ici. Ce n’est pas la première que je vois des filles pleurer…

 

Un temps où Oscar ne bouge pas et continue de fixer Kristen.

 

Kristen

Et tu comptes rester comme ça longtemps ? 

 

Oscar

(Visiblement gêné par la situation.) 

Non… Enfin, je voulais…

 

Voix off de Mr Cornerpop

Oscar ! Qu’est-ce que tu fiches ? Je t’attends…

 

Oscar

(A la cantonade, dans la direction de Mr Cornerpop.)

J’arrive, monsieur…

 

Kristen

Il n’a pas l’air commode, lui. 

 

Oscar

Ni l’air, ni la chanson… je voulais juste dire que pour la photo, je suis désolé. J’ai toujours trouvé ce règlement stupide. Enfin,… Ca reste entre nous…

 

Oscar se détourne pour sortir. 

 

Kristen

Hé ! Tu t’appelles comment ?

 

Oscar

Oscar, mademoiselle.

 

Kristen

M’appelle pas mademoiselle. Moi c’est, Kristen… (Oscar tente une nouvelle sortie.)  Hé ! Oscar !

 

Oscar

Oui ?

 

Kristen

Merci…

 

Oscar sort vite en courant.

Un silence où Kristen poursuit le rangement de ses affaires.

Des voix. Une fille et un garçon apparaissent des coins obscurs du dortoir.

 

Lily-Rose et Matthew

Kristen… Kristen… 

 

Kristen

(Qui ne les voit pas.) 

Qui est là ? Madame, c’est vous ?

 

Lily-Rose et Matthew n’ont pas bougé et attendent en silence. Kristen retourne à ses occupations avec beaucoup moins d’assurance.

 

Lily- Rose

Kristen… Nous sommes là… Nous avons toujours été là…

 

Kristen

(Qui cherche du regard.) 

Qui est là ? Les filles ? C’est vous ?

 

Matthew

C’est nous, Kristen… C’est nous… Rejoins-nous… 

 

Kristen

(Cédant à la peur, d’une voix étranglée.) 

Papa ? Maman ?

 

Matthew

N’aie pas peur, jeune fille… Nous sommes là…

 

Lily-Rose

Nous veillons sur vous toutes… Le train, Kristen… Le train t’attend… Les bagages Kristen, les bagages… Il faut faire tes bagages. Il est temps pour toi de tout quitter… Le brouillard… Le train s’est arrêté mais il n’attendra pas…

 

Matthew

Il n’attendra pas…

 

Kristen

(S’asseyant sur son lit en se bouchant les oreilles.) 

Non, non, ce n’est pas vous… Ce n’est pas vous… Laissez-moi… Allez-vous en…

 

Lily-Rose et Matthew disparaissent dans les coins obscurs du dortoir. Derrière Kristen, assise de dos sur un lit, sanglote une autre fille. Effrayée, Kristen s’écarte d’elle.

 

Kristen

Qui es-tu ?... Pourquoi pleures-tu ?

 

Kristen se rapproche de la fille en pleurs et qui lui tourne toujours le dos.

 

Kristen

(En touchant l’épaule de la fille.) 

Pourquoi ne réponds-tu pas ?

 

L’inconnue, assise sur le lit, fait volte face au contact de la main de Kristen. Son visage est semblable à celui d’une vieille femme, sombre et plein de haine.

 

Jude

Qu’est-ce que tu fais là ? Pauvre folle… Va-t-en…

 

Kristen

(S’écartant saisie par la terreur.) 

Qui es-tu ? 

 

Jude

(Se levant. Ses bras blancs tendus vers Kristen laissent voir la trace de deux cicatrices autour de ses poignets.) 

Pauvre folle… Folle… Va-t-en… Elle est folle… 

 

Kristen

(Reculant toujours) 

Non, ne m’approche pas… Qu’est-ce que tu as ? Qui t’a fait ça… ?

 

Jude

Folle… Le train s’éloigne… Trop tard… Il était trop tard… (Elle se jette sur Kristen qui se débat. Toutes deux tombent au sol puis Jude disparaît laissant Kristen abattue et terrifiée.)

 

(La lumière descend doucement sur la scène.)

 

5 - Premier dîner à Greenvalley manor

 

Toutes les filles sont réunies dans la salle de repas. A une table isolée, Miss Brokensmile et Mr Cornerpop dînent face à face. Kristen n’est toujours pas revenue du  dortoir. Abigail jette, de temps à autre, un regard inquiet tout autour de la table. Elle a gardé une place vide à côté d’elle pour Kristen. Durant tout le repas, les filles parlent entre elles à voix basse pour ne pas être entendues de la directrice et de son second. Oscar, lui, apporte les plats au fur et à mesure. 

 

Darla

Qu’est-ce que tu as tout le temps à bouger ?

 

Abigail

Je m’inquiète. Kristen aurait du déjà avoir terminé. 

 

Fiona

Elle a peut être pris le temps de se calmer. 

 

Darla

Ou alors, elle a l’appétit coupé. C’est sûr. Avec ce que vient de lui infliger la mère glaçon…

 

Miss Brokensmile

Silence Mesdemoiselles ! Je vous rappelle qu’il est interdit de discuter pendant les repas… (A Mr Cornerpop.) Allez donc voir ce que fait la jeune Kristen.

 

Mr Cornerpop

Bien madame. (Il se lève et sort de table pour se diriger vers la sortie.)

 

Darla

Moi, je ne resterai pas toute seule avec un type pareil. Il me fait froid dans le dos, celui-là. 

 

Mr Cornerpop stoppe net sa sortie et se retourne vers la table des filles comme s’il avait entendu la réflexion de Darla. Les filles piquent du nez dans leurs assiettes. Mr Cornerpop sort. Oscar se rapproche de la table.

 

Darla

(Soulagée) 

J’ai eu chaud, je crois. 

 

Oscar

(Discret.) 

Tu ne crois pas si bien dire. Un véritable cerbère. Rien ne lui échappe. 

 

Abigail

(A Darla.)

Essaye d’être plus discrète la prochaine fois.

 

Fiona

Mieux vaut jouer la prudence. Les murs ont des oreilles dans cette maison. 

 

Darla

Ce sont les murs qui ont des oreilles, ici, ou les oreilles qui ont trouvé un mur en la personne de cette chère Madame Brokensmile ? (Imitant discrètement la directrice.) Je constate qu’on s’amuse bien, ici. Mmmm ?

 

Les filles manquent de s’étouffer de rire dans leurs assiettes tout en surveillant d’un œil la table de Miss Brokensmile.

 

Beverley

(D’un air emprunté.) 

Dans l’ancienne propriété de notre grand-mère, nous respectons aussi le silence à table. 

 

Cassie

C’est une question d’éducation. De bonnes manières feront de nous des femmes respectables.

 

Un silence pendant lequel les autres filles fixent d’un air désolé les deux sœurs. 

 

Fiona

(Ironique.) 

Dans l’ancienne propriété de votre grand-mère ?

 

Beverley

Oui. C’est bien cela.

 

Fiona

C’est de l’histoire ancienne, alors.

 

Darla manque de s’étouffer de rire à son tour.

 

Beverley

(Piquée.) 

Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle.

 

Fiona

Non. Rien. Laisse tomber. 

 

Les filles se retiennent visiblement d’éclater de rire.

 

Beverley

Je ne comprends pas très bien ce qui vous amuse tant. Nous ne sommes pas du même monde, voilà tout.

 

Fiona

(Faussement gentille et ironique.) 

Tu l’as dit. C’est un monde ancien que nous n’avons pas connu. Pardonne-nous notre ignorance…

 

Les filles ont du mal à contrôler leur fou rire.

 

Cassie

(Agacée, à sa sœur.)

Tu ne vois pas que ces sottes se moquent de nous.

 

Beverley

(Même jeu.) 

J’avais bien remarqué. Je ne suis pas…

 

Miss Brokensmile

(D’un air lassé sans se retourner.) 

Mesdemoiselles Cassie et Beverley Nothingale, ce qui s’applique aux autres s’applique aussi à vous. Veuillez remettre à plus tard vos dissensions familiales et cessez toutes discussions, je vous prie.

 

Cassie et Beverley

(De concert.) 

Bien, madame.

 

Cassie et Beverley rongent leur frein en jetant de temps à autre des regards noirs en direction des autres filles. Un temps. Entre Kristen, hagarde. Elle est suivie de près par Mr Cornerpop qui retourne à sa table sans demander son reste. 

 

Miss Brokensmile

Enfin, mademoiselle Meyer ! 

 

Mr Cornerpop

Le dortoir est fin prêt et rangé, madame. 

 

Miss Brokensmile

Voilà qui est parfait. Et que cela vous serve de leçon, mademoiselle. Veuillez prendre place avec les autres à présent. (A Mr Cornerpop.) Avez-vous vérifié qu’aucun objet personnel ne traîne ?

 

Mr Cornerpop

C’est vérifié, madame. La jeune Fiona a tenté de dissimuler, elle aussi, une photo de ses parents. Je me suis permis de l’en priver. (En se tournant vers la table des filles.) Et si par hasard, une quelconque babiole m’avait échappé, je crois que ces demoiselles savent à quoi s’attendre à présent. 

 

Miss Brokensmile

Fiona, vous viendrez me voir à mon bureau après le diner. Nous aurons une petite explication. 

 

Oscar

(Discret à la table des filles.) 

Qu’est-ce que je vous disais ? Rien ne lui échappe. 

 

Fiona baisse la tête. Toujours hagarde et le regard fixe, Kristen s’est assise à côté d’Abigail.

 

Abigail

Mange à présent. Ca va être tout froid.

 

Kristen

Je n’ai pas faim.

 

Abigail

Ne vous inquiétez pas les filles. Elle vous la rendra cette photo. Que voulez-vous qu’elle en fasse ?

 

Kristen ne répond pas et s’effondre en larmes. 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

 

6 - Fiona

 

Fiona a été convoquée dans le bureau de Miss Brokensmile qui la domine depuis son siège. Fiona est dans une attitude résolue. Mr Cornerpop a une main posée sur l’épaule de Fiona.

 

Miss Brokensmile

Il y a des règles, Fiona et vous devez vous y soumettre comme les autres. Kristen n’a pas fait tant de manière… Ce n’est pourtant pas compliqué.

 

Fiona

(Doucement) 

Je vous en prie, madame. Cette photo… C’est tout ce qui me reste de mes parents. Je souhaite la conserver auprès de moi. A chaque fois que je me sens triste, ou seule, sa présence me permet d’oublier…

 

Miss Brokensmile

Et comment pourriez-vous oublier ?

 

Mr Cornerpop

Perdre, au même moment, ses parents et l’usage de sa jambe…

 

Fiona

Je ne plus me souvenir…

 

Miss Brokensmile

Qui le voudrait ? Vous êtes une miraculée mon enfant mais sachez qu’’on ne se débarrasse si facilement d’un tel traumatisme.

 

Mr Cornerpop

Je lis, ici, sur votre dossier médical que vous êtes fragilisé… (Parcourant le dossier.) Evoque sans cesse l’accident de ses parents… Regrette de ne pas les avoir connu… Grande frustration émotionnelle… (Refermant le dossier.) Ce n’est pas anodin, mademoiselle.

 

Miss Brokensmile

La dispense de cette photo n’est pas une punition, Fiona. Mr Cornerpop et moi en avons longuement discuté. Vous devez comprendre que depuis tout ce temps, elle évoque trop de mauvais souvenirs qui portent atteinte à votre équilibre émotionnel.

 

Mr Cornerpop

Croyez-en notre expérience. Nous sommes soucieux de votre bien être. (Il pose sa main sur l’épaule de Fiona qui frissonne.)  

 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

 

7 - Première nuit

 

La nuit est bien avancée. Dans le dortoir, les filles dorment d’un profond sommeil. Soudain, Abigail est réveillée par un mauvais rêve. Elle allume une chandelle posée sur sa table de chevet. De l’obscurité, surgissent Lyli-rose et Matthew qui l’observent, impassibles. A la vue des deux silhouettes spectrales, Abigail à tout d’abord un mouvement de frayeur. Mais elle est vite rassurée par un geste de Lyli-Rose qui l’invite à les suivre en lui intimant de faire silence.

Abigail, hésitante, leur emboîte le pas, doucement. Lyli-Rose et Matthew l’entraînent un peu plus loin puis s’arrêtent devant une tenture et se retournent pour fixer Abigail. Un bruit de pas extérieur fait sursauter la jeune pensionnaire qui se cache rapidement derrière un meuble. Les deux formes spectrales de Lyli-Rose et Matthew disparaissent dans la nuit. L’obscurité est doucement colorée par la lumière d’un chandelier que tient Mr Cornerpop. Derrière lui, Miss Brokensmile marche d’un pas toujours aussi rigide. Le majordome écarte la tenture devant laquelle Lyli-Rose et Matthew s’étaient arrêtés. La directrice disparaît derrière le lourd tissus suivit de près par le majordome qui s’engouffre à son tour dans l’obscurité. 

 

Un temps où Abigail hésite puis, décidée, elle s’avance doucement vers la tenture suspecte et l’écarte à son tour. Un mur. Aucune porte. Elle approche son oreille de la paroi. De l’autre côté, des bruits de voix, le cri d’un enfant, le claquement d’une gifle. Abigail, effrayée, sursaute et sort en pressant le pas. 

 

De la profondeur des ténèbres, Jude apparaît et suit du regard Abigail qui, dans sa fuite, ne l’a pas aperçu. Jude se place face à au mur caché par le lourd tissus et frappe de ses deux mains en un rythme répétitif et sourd.Oscar apparaît et s’adresse à Jude. 

 

Oscar

Jude ! Qu’est-ce tu fiches, ici ? Tu vas nous faire avoir des ennuis. Retourne d’où tu viens. Tu sais comment elle est ? Si elle te voit là, ça va faire encore des histoires. Allez, viens, suis-moi, je vais te raccompagner…

 

Jude

(En s’éloignant vivement d’Oscar.) 

Le garçon ne me touche pas…

 

Oscar

Je ne te touche pas, mais ne reste pas là…

 

Jude

Le garçon reste là et Jude s’en va…

 

Oscar

Oui. Je reste là. C’est promis…

 

Jude sort prudemment en ne quittant pas des yeux Oscar. Oscar sort doucement en suivant Jude.

La lumière descend doucement sur scène.

 

8 - La grande bibliothèque

 

Quelques jours plus tard. Dans la grande bibliothèque, les pensionnaires consultent des ouvrages. Dans un coin, surplombant la salle principale, Mrs Brokensmile effectue des travaux d'archivage à son bureau. A l'opposé, Mr Cornerpop dépoussière des bibelots et Oscar range des ouvrages.

 

Darla

(Elle soupire et ne tient pas en place.)

Pfff !... Pfff !

 

Fiona

Qu'est-ce qui te prend ? Tu n'arrêtes pas de souffler depuis un moment.

 

Darla

Je m'ennuie. Les bouquins et moi,... Franchement, pas une histoire d'amour.

 

Fiona

Je te signale que la directrice n'arrête pas de te reluquer.

 

Darla

Qu'elle reluque ! Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse ? Moi, les bibliothèques ça me donne le cafard...

 

Beverley

Pourtant, on a tout à apprendre des livres.

 

Cassie

Ma sœur et moi lisons, en moyenne, un ouvrage par semaine.

 

Darla

(Méprisante.)

Génial. Ca fera de vous des femmes respectables. Je suis contente pour vous.

 

Beverley

On ne peut décidément rien te dire. Tu prends tout à rebrousse poil.

 

Cassie

C'est vrai. Quel caractère !

 

Darla

C'est tout naturel quand il y a des gens qui vous les dressent, les poils...

 

Fiona

(Lassée.)

Ca ne va pas recommencer.

 

Cassie

C'est elle qui agresse.

 

Fiona

C'est elle. C'est moi. C'est l'autre. Quelle importance ! Nous sommes toutes dans le même bateau, non ?

 

Mrs Brokensmile fait tinter une clochette pour réclamer le silence. Un certain temps où le calme est revenu. Kristen s'est levée pour visiter les rayonnages des livres. Oscar s'est rapproché discrètement d'elle et sans se faire voir lui tend un livre.

 

Oscar

Page 340. Jette un œil, le chapitre te concerne.

 

Kristen ouvre le livre et aperçoit la photo que Miss Brokensmile lui avais confisqué.

 

Kristen

(Doucement.)

Tu es fou. Il ne fallait pas. Si Madame Brokensmile s'en aperçoit, nous allons passer un sale quart d'heure.

 

Oscar

(Doucement.)

Des sales moments, j'en passe tous les jours, ici. Un peu plus ou un peu moins.

 

Kristen

(Doucement.)

Merci Oscar

 

Oscar

Ne me remercie pas et cache vite cette photo. A l'avenir, sois plus discrète... (Il s'éloigne de Kristen.)

 

Fiona

(Par-dessus l'épaule d'Abigail.)

Qu'est-ce que tu lis ?... "Esprits et phénomènes de hantise" ? Qu'est-ce qui te prend de lire des trucs pareils ?

 

Kristen, qui a entendu la question de Fiona, fixe Abigail d'un air inquiet.

 

Abigail

(Sèchement.)

Il ne me prend rien. Je suis tombé dessus par hasard, c'est tout. Laisse-moi tranquille...

 

Fiona

Quelle ambiance ! Ah, non mais je vous jure les filles ! C'est la lune ou quoi ?

 

Mrs Brokensmile fait tinter une nouvelle fois sa clochette. Le silence revient pendant lequel Kristen se rapproche d'Abigail et s'assoit à ses côtés en la regardant fixement.

 

Abigail

(A kristen.)

Qu'est-ce que tu veux ?

 

Kristen

Moi aussi,... Je les ai vus.

 

Abigail est troublée. Elle se lève en faisant mine d'aller ranger son livre entre les rayonnages pour ne pas que la directrice la surveille de trop près. Puis elle fixe du regard Kristen restée assise. Un temps. Kristen la rejoint.

 

Abigail

Tu as vu quoi ?

 

Kristen

Les autres.

 

Abigail

Et le mur ?

 

Kristen

Quel mur ?

 

Abigail

Tu n'as rien vu.

 

Kristen

(Insistante)

Je te dis que je les ai vus... Le premier soir, souviens-toi, lorsque je suis revenue du dortoir... Elle s'est jetée sur moi...

 

Abigail

Qu'est-ce que tu racontes ? Ils sont deux. Un garçon et une fille...

 

Kristen

Il y a en une autre. Elle est méchante. Effrayante...

 

Abigail entraîne Kristen un peu plus profond entre les rayonnages pour ne pas être entendue.

 

Abigail

(Sur un ton ferme.)

Tu n'as rien vu, compris ? Pas un mot aux autres.

 

Kristen

(Au bord des nerfs.)

Qu'est-ce qu'on va faire ?

 

Abigail

(Même jeu.)

On ne dit rien. Tu cherches quoi ? Tu veux qu'on nous prenne pour des folles ? Tu sais ce qu'on fait aux personnes qui ont des visions ? Tu le sais ? Moi, je le sais. C'est l'hôpital psychiatrique, électrochocs et tout le reste. C'est ça que tu veux ? Répond. C'est ça ?

 

Kristen

Arrête ça !

 

Abigail

(Même jeu.)

Comment tu crois que je m'en suis sortie ? Un mois ça m'a suffit. Un mois dans un asile, cachée aux yeux des nazis, de la gestapo et de tout le reste. Juive, tu entends ? Je suis juive. Un mois pour comprendre ce qu'on leur fait aux malades de la tête, c'est suffisant. J'étais encore petite mais je m'en souviens. Alors, boucle-là ! Tu as compris ?

 

Kristen

(Au bord des larmes.)

Nous ne sommes pas folles... Nous ne sommes pas folles...

 

Pendant tout ce temps, Fiona, gênée par sa jambe raide, grimpe maladroitement sur un escabeau pour atteindre les livres d'un rayonnage qui se trouve en hauteur. Elle prend difficilement quelques ouvrages laissant un espace vide sur la rangée où apparaît le terrible visage de Jude. Devant cette vision, Fiona pousse un cri d'effroi, vacille et chute de l'escabeau. Surprise et affolement général dans la bibliothèque. Abigail et Kristen se sont cachées derrière la grande étagère. Le visage de Jude a disparu.

 

Miss Brokensmile

Mais, bon sang, qu'est-ce qu'il se passe encore ?

 

Darla

C'est Fiona, madame, elle est tombée de l'escabeau. Elle ne bouge pas Madame, elle ne bouge plus.

 

Miss Brokensmile

(Tentant de se frayer un passage parmi les filles qui entourent Fiona.)

Ecartez-vous, mais écartez-vous donc. Fiona ? Fiona ? Vous m'entendez ? (Après avoir tenté de ranimer Fiona.) Mr Cornerpop, transportez-là jusqu'à l'infirmerie. Je vous rejoindrai là-bas.

 

Mr Cornerpop

(Sèchement à Oscar.)

Et bien, qu'est-ce que tu regardes toi ? Tu t'imagines peut être que je vais la transporter tout seul ? Attrape donc ses pieds et secoue-toi !

 

Mr Cornerpop et Oscar transportent Fiona à l'extérieur. Mme Brokensmile jette un œil aux alentours.

 

Miss Brokensmile

Où sont Abigail et Kristen ?

 

Abigail et Kristen apparaissent timidement de leur cachette.

 

Abigail

Ici, madame...

 

Miss Brokensmile

Que faisiez-vous là derrière ?

 

Kristen

Rien. Nous cherchions des livres...

 

Beverley

Je les ai vu, moi. Elles parlaient en faisant des mystères comme si elles ne voulaient pas être entendues.

 

Kristen

Qu'est-ce que tu racontes ?  On n'a rien fait.

 

Cassie

Alors, pourquoi vous vous cachiez ?

 

Abigail

On ne se cachait pas.

 

Miss Brokensmile

(Autoritaire.)

Ca suffit ! Taisez-vous ! Sortez ! Toutes ! Retournez dans vos chambres et n'en bougez pas jusqu'à nouvel ordre ! (Se tournant vers Kristen et Abigail.) Quand à vous deux, je crois que nous allons avoir une petite explication. Venez dans mon bureau.

 

Les pensionnaires, la directrice, Kristen et Abigail sortent.

 

Dans l'ombre de la bibliothèque, Jude réapparaît. Elle s'avance vers le bureau où travaillait Miss Brokensmile, saisit un coupe papier posé là et d'un geste vengeur et méthodique, commence à lacérer les documents en tout sens.

 

Jude

Folles. Elles sont toutes folles... Tu n'as pas été une petite fille sage. Tu seras punie. (Changeant de ton et accompagnant ses gestes à chaque mot.) Tiens ! Tiens ! Et ça ! Et encore, ça... Dans les couloirs de la maison, il y a des gens qui marchent et se souviennent. Où sont les gens qui marchent ? Ils viennent toujours me voir... (Changeant de ton.) Ne dis pas de sottises, petite menteuse... Encore et encore... Tu seras punie...

 

Oscar est de retour et surprend Jude.

 

Oscar

Qu'est-ce que tu as fait, Jude ? On a que des ennuis avec toi. (Apercevant les dégâts sur le bureau.) Bon sang ! Jude ! Si elle voit ça, tu vas être encore punie.

 

Jude

Le garçon ne s'approche pas.

 

Oscar

D'accord. Je ne m'approche pas. Mais va-t'en, je t'en supplie. Personne ne doit te voir, ici.

 

Jude

(Méchante en la menaçant du coupe papier.) 

Va-t-en ! Jude fait ce qu'elle veut...

 

Oscar

(Craignant que quelqu'un n'entre.)

Très bien. Mais tu ne pourras pas dire que je ne t'avais pas prévenu... (Il sort.)

 

Un temps. D'un recoin obscur de la pièce, Lyli-Rose et Matthew avancent vers Jude visiblement terrifiée.

 

Lyli-Rose

Jude... Jude, ma chérie... Tu te fais du mal...

 

Jude

Non, n'approchez pas... Laissez-moi... Laissez-moi tranquille... Je ne veux pas me souvenir... Je ne veux pas...

 

Matthew

Tu n'as pas à avoir peur... Nous sommes là, avec toi... Comme avant, comme toujours...

 

Jude

(Elle recule.)

Laissez-moi... Laissez-moi...

 

Lyli-Rose

Viens, mon enfant... Viens avec nous. Le grand fracas des hommes n'est plus mais pour combien de temps encore. Les bottes ne foulent plus le pavé des villes. Au loin, les dernières fumées sont allées se dissiper dans le cimetière des nuages. Les grilles des jardins aux mauvaises herbes se sont refermées à jamais.J'ai entendu les anges pleurer sur des linceuls de fortune.

 

Matthew

Ils parlent de toi. Ils sont avec toi. Ils t'attendent, Jude. Il est temps pour toi...

 

Jude

Laissez-moi... Laissez-moi...(Jude s'enfuit.)

 

Lyli-Rose et Matthew se regardent un instant puis disparaissent.

Miss Brokensmile refait son apparition. Elle se dirige vers son bureau et remarque les documents abîmés.

 

Miss Brokensmile

La petite garce ! (Elle sort furieuse.)

 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

9 - Abigail et Kristen

 

Abigail et Kristen reçoivent les remontrances de Miss Brokensmile sous l'oeil de Mr Cornerpop.

 

Miss Brokensmile

Pour la dernière fois : "Avez-vous, oui ou non, quelque chose à voir avec la chute de Fiona ?"

 

Abigail

Madame, nous ne faisions rien de plus que de chercher des livres.

 

Miss Brokensmile

(Très en colère.)

Non, Mademoiselle Abigail Shumberger, vous et les vôtres avaient déployés des trésors d'ingéniosité pour échapper aux troupes nazies. A présent, je vous crois assez expérimenté en espièglerie pour me cacher la vérité.

 

Abigail

(S'emporte.)

Qu'est-ce qui vous permet de parler des miens de cette façon ? Ah, je vois. vous êtes de ceux qui n'apprécient pas les juifs, de ce qui lors même qu'ils entendent prononcer le mot de "Juif" tente de cacher leurs mauvaises pensées par le masque du mensonge et de l'hypocrisie : "Les juifs ne m'ont rien fait mais je n'en pense pas moins.".  La guerre est finie, madame. Nous sommes libres à présent...

 

Miss Brokensmile

(Se contenant.)

Mademoiselle, je vous interdis de prendre ce ton avec moi.

 

Kristen

(Révoltée.)

C'est vrai... Vous n'avez pas le droit de dire des choses comme ça...

 

Mr Cornerpop

(Prenant Kristen par le bras.)

Suffit ! Asseyez-vous toutes les deux !

 

Kristen

(Explosant.)

Ne me touchez pas, vous. Je vous ai vu me reluquer quand je rangeais le dortoir l'autre fois. Et votre regard n'avait rien de gracieux. Tout le monde sait que vous vous arrangez pour paraître à chaque fois que les filles quittent la salle de bains.

 

Mr Cornerpop

(Outré.)

Comment ? Petite misérable, vous allez voir si je ne vais pas vous dresser. (Il se détourne et saisit une canne posé là.)

 

Miss Brokensmile

(Hurlant.)

Assez ! Posez cette canne Mr Cornerpop !(Un long silence.) Kristen, je vous interdis d'user d'un tel langage dans cette maison. Dans la votre, qu'elle soit, demain, anglaise ou allemande, peu nous importe !

 

Abigail

(Calmée, se tournant vers Kristen.)

Qu'est-ce que ça veut dire ? Tu pars ?

 

Kristen

(Calmée et gênée.)

Laisse... C'est rien...

 

Miss Brokensmile

(En feignant la surprise.)

Comment Kristen, vous qui êtes les meilleurs amies du monde, vous n'avez rien dit à Abigail ?

 

Abigail

Qu'est-ce que tu aurais du me dire ? (Inquiète.) Kristen, je t'en prie.

 

Kristen garde le silence. Puis, elle prend une grande respiration.

 

Kristen

Mon père était allemand et ma mère anglaise... Voilà, tu sais...

 

Abigail

Et alors ? Ton père était allemand... Ca ne veut pas dire qu'il détestait les juifs.

 

Miss Brokensmile

Et c'est là qu'est toute l'ambiguïté,  n'est-ce pas Kristen ? Vos parents ont été condamnés pour trahison. A présent, on se demande qui trahit qui ?

 

Kristen ne dit mot. A bout de force, elle s'effondre en larmes.

 

Abigail

(En furie. Sautant au cou de Miss Brokensmile.)

Vous êtes une ordure ! Une ordure, vous entendez ?

 

Miss Brokensmile

(Tentant de se dégager.)

Vous m'étranglez, arrêtez ça... Arrêtez...

 

Mr Cornerpop

(Saisissant Abigail par la taille.)

Allez dehors, toutes les deux ! Dehors !

 

Kristen, toujours en larme, sort en premier. Mr Cornerpop pousse Abigail dehors.

Les deux filles prostrées n'osent pas se regarder. Puis Abigail regarde Kristen en tendant ses bras. Kristen la rejoint. Toutes deux s'étreignent puis s'éloignent.

Dans le bureau, le téléphone retentit. Mr Cornerpop décroche le combiné.

 

Mr Cornerpop

Greevalley Manor, Cornerpop, j'écoute... Oui, monsieur... Elle est à mes côtés... Je vous la passe, monsieur,... Vous de même... (En tendant le combiné à Miss Brokensmile.) C'est l'avoué des demoiselles Nothingale...

 

Miss Brokensmile

(Un sourire crispé aux lèvres.)

Miss brokensmile au téléphone... Que je suis enchantée de vous avoir au bout du fil... Comment ?... (Son sourire s'efface lentement.) Bien... Je comprends, oui... Nous prendrons bien soin d'elles... Ne vous en faites pas... Oui... Moi de même... (Elle repose le combiné d'une main lourde.)

 

Mr Cornerpop

Quelque chose ne va pas ?

 

Miss Brokensmile

(Froide.)

Nous ne pourrons plus compter sur la donation en argent de Miss Nothingale, la grand-mère de ses deux petites écervelées est complètement fauchée, endettée jusqu'au cou...

 

(Un silence.)

 

Mr Cornerpop

Qu'est-ce qu'on fait ?

 

Miss Brokensmile

Qu'on les prépare. Nous libérons deux lits, ce soir.

 

Mr Cornerpop sort, suivi de Miss Brokensmile.

Oscar apparaît. Après avoir jeté un oeil aux environs, il se dirige vers le bureau de Miss Brokensmile. Il fouille et trouve dans un tiroir la photo confisquée à Fiona.

 

Oscar

Bien joué, Oscar. Celle-là, ils ne l'auront pas non plus. (Puis son regard est attiré par quelque chose au fond du tiroir. Il y plonge sa main en sort un carnet.) Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Jamais vu... (Il feuillète le carnet. Son regard change et s'effraie au fur et mesure qu'il tourne les pages du carnet.) Je m'en doutais. Des malades. Ce sont des malades. Merde... Merde... Je fais quoi, moi... Je fais quoi... (Il sort en vitesse en emportant le carnet.)  

 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

 

10 - Mirage ou vérité

 

Dans le dortoir, Abigail et Kristen attendent en silence. On entend Beverley et Cassie dans la salle de bains à l'extérieur. Darla est de retour.

 

Darla

Elles sont encore là-dedans ces deux là ? (En criant vers les douches.) Vous êtes si sales que ça ou vous faites encore "mumuse" avec vos petits bateaux ?

 

Voix off de Cassie et Beverley

On a presque fini... !

 

Darla

(Singeant les deux sœurs.)

On a presque fini...(Agacée.) Je vais leur couper l'arrivée d'eau, moi... Et la langue avec. Vipères !

 

Kristen

Alors ?

 

Darla

Alors quoi ?

 

Kristen

Ben, Fiona ! Qu'est-ce qu'elle a ?

 

Darla

Rien. Elle s'est réveillée, c'est tout. Complètement sonnée. Elle garde le lit à l'infirmerie pour l'instant. Elle délire complètement. Une histoire de visage horrible de petite fille ou quelque chose comme ça... Et vous ? Qu'est-ce qu'elle a dit, madame glaçon ?

 

Abigail

On a supporté dix minutes de morale, c'est tout.

 

Darla 

On le sait que vous n'avez rien fait... Mais qu'est-ce que vous fichiez, vous aussi, planquées là-bas derrière ?

 

Abigail

On discutait, c'est tout...

 

Kristen

La maison... La fille qu'a vu Fiona...

 

Abigail

(Entraînant rudement Kristen à l'écart.)

Ne dis rien. Tais-toi...

 

Kristen

(Essayant de se dégager.)

Laisse-moi. Je fais ce que je veux. Elles doivent savoir...

 

Abigail

Bon sang, tu vas te taire, oui ?

 

Darla

Abi, qu'est-ce que tu fais ? Tu lui fais mal... C'est pas vrai ! C'est l'effet "Madame glaçon" ou on devient toutes cinglées ?

 

Kristen

(Se dégageant de l'emprise d'Abigail afin de se planter, face à Darla.)

La maison est hantée...

 

Darla

On devient cinglées. C'est bien ce que je disais... Qu'est-ce que tu racontes ?

 

Kristen

(En pleurs)

La maison est hantée par des esprits ou je ne sais pas quoi. L'autre jour, quand j'étais seule ici. Ils m'ont parlé. J'ai entendu des voix. Et une fille horrible s'est jetée sur moi. Je suis certaine que Fiona a vu la même.

 

Darla

(Essayant de calmer le jeu.)

Kristen... Les fantômes ça n'existe pas...

 

Kristen

Oui, ça existe. Abigail, les a vus aussi.

 

Darla

Abi, c'est vrai ? Qu'est-ce que c'est cette histoire ? Abi, pourquoi tu ne dis rien ?

 

Abigail

Venez avec moi, j'ai quelque chose à vous montrer.

 

Darla

C'est ça. Et si on se fait pincer par l'autre folle ou son sbire, on est bonne pour le cachot.

 

Abigail

Si on les croise, on dira qu'on s'inquiétait pour Fiona, qu'on voulait la voir... Venez, je vous dis...

 

Abigail sort, suivie de près par Kristen. Darla leur emboîte le pas quand Cassie et Beverley reviennent de leur toilette.

 

Cassie

Où vont-elles ?

 

Beverley

(Sur un ton péremptoire à l'adresse des filles.)

Nous sommes consignées au dortoir...

 

Darla

Et alors ? On s'inquiète pour Fiona.  Et puis quoi, qu'est-ce que ça peut vous faire ? De toute façon Fiona n'est pas assez bien pour vous. N'est-ce pas ? (Elle sort, avec Kristen et Abigail.)

 

Cassie

Non mais tu l'entends celle-là ?

 

Beverley

Laisse faire. Elles se feront attraper puis renvoyer. Nous aurons le dortoir pour nous toutes seules... (Portant la main à son cou.)Flûte ! Le collier de grand-mère, je l'ai laissé à la salle de bains... (Elle sort.)

 

Cassie ouvre sa penderie. Derrière elle, Jude entre, s'assoit sur un lit en tournant le dos à Cassie et se met à sangloter. Cassie sursaute en entendant les pleurs.

 

Cassie

Seigneur, j'ai eu une de ses peurs... Qui es-tu ?... Pourquoi, pleures-tu ? Moi, je m'appelle Cassie. Tu es nouvelle ? (Cassie s'approche de Jude et pose sa main sur son épaule.)Hé ! Tu réponds quand on te parle ?

 

Jude se retourne d'un bond, le visage monstrueusement chargé de haine. Cassie, effrayée, fait un faux pas en arrière, vacille et tombe.

 

Jude

Tu es la prochaine... Et on ne peut rien contre ça... Viens avec moi... Nous t'attendons...(Elle se jette sur Cassie et la frappe violemment.)

 

Cassie se débat. Beverley, qui a entendu le bruit de lutte, réapparaît.

 

Beverley

(Totalement effrayée et paniquée.)

Cassie ! Cassie ! Qu'est-ce qu'il se passe ?

 

Mr Cornerpop surgit de l'ombre, saisit Beverley par derrière et use de sa main comme d'un bâillon pour l'entraîner à l'extérieur.

Cassie, inconsciente, étendue au sol, ne bouge plus. Jude la saisit par les chevilles et l'entraîne à son tour.

 

Jude

Toutes pour toi... Tu vas voir... Tu seras fière de moi... Toutes pour toi... Toutes pour toi...

 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

11 - Sauvetage

 

Fiona est allongée sur le lit de l'infirmerie. Oscar entre discrètement.

 

Fiona

Qui est là ? Si vous ne répondez pas, je hurle...

 

Oscar

Chut ! C'est moi, Oscar,...

 

Fiona

Tu m'as fait peur. Annonce-toi la prochaine fois...

 

Oscar

Je n'ai pas le droit de venir à l'infirmerie... Mais, je voulais t'apporter quelque chose... (Il lui tend la photo qui confisquée à Fiona.)

 

Fiona

Tu es fou. Tu as pris des risques inutiles...

 

Oscar

Des risques ? Tu parles. J'en prends plus que tu ne penses en restant dans cette maison. Ecoute. Moi aussi je suis orphelin mais comme ils ne savaient pas quoi faire de moi, ils m'ont gardé. Je suis devenu leur larbin, par force. Mais maintenant, je veux plus. Faut que je me tire d'ici. C'est trop dangereux.

 

Fiona

Qu'est-ce que tu racontes ? Je comprends rien...

 

Oscar

J'ai pas le temps de t'expliquer. Il faut que tu me fasses confiance. Jude te montrera mieux que moi. Et toi, t'es une fille. Ca passera mieux.

 

Fiona

Jude ? Mais c'est qui ça ?

 

Oscar

Celle qui t'a fichu la trouille à la bibliothèque tout à l'heure. C'est pas un fantôme, elle est bien réelle. Elle connaît cette maison, mieux que moi. Elle aime pas les garçons, alors je peux rien en tirer... Faut que je m'en aille... J'entends des bruits dehors... Quelqu'un approche... Ecoute... Faut vous sortir d'ici. Brokensmile et Cornerpop, c'est pas ce que vous croyez... (Il se dirige vers la sortie avec précaution en regardant derrière la porte.) Souviens-toi... Il faut que tu parles à Jude... Et planque cette photo... (Il sort.)

 

La lumière descend doucement sur la scène.

 

 

12 - Derrière le rideau

 

Darla, Kristen et Abigail sont devant la tenture mystérieuse.

 

Abigail

(Désignant le mur.)

Voilà, c'est ici.

 

Darla

(Prenant un air snob.)

Intéressante, cette visite des tapisseries du manoir, ma chère. On passe aux poteries à présent ?

 

Abigail

Darla, s'il te plaît, c'est sérieux. C'est ici, derrière ce rideau que j'ai vu disparaître la directrice et Mr Cornerpop...

 

Darla

(Incrédule.)

Et ça, ce sont des fantômes qui te l'ont montré ?

 

Abigail

(Résolue)

Oublie les fantômes si tu as du mal avec ça mais la directrice et son majordome, eux, étaient bien réels. Après, j'ai tenté de retrouver le passage. C'est là que j'ai entendu des cris et des bruits de lutte de l'autre côté de la paroi.

 

Darla

(Ironique)

Dites-donc, mademoiselle Abigail, si madame glaçon et son petit copain veulent un peu d'intimité, ça ne nous regarde pas...

 

Abigail

Darla, fais un effort, je te prie. Le bruit d'une gifle et le cri d'un enfant sont des choses qu'on reconnaît très bien...

 

Darla

(Qui sondait le mur depuis un moment.)

En tout cas, ça sonne creux, c'est une fausse cloison, c'est certain.

 

Kristen

J'ai remarqué, tout à l'heure, à la bibliothèque qu'il y avait presque tout un rayon de volume relatant l'histoire de Greenvalley Manor depuis sa création. On y trouvera peut être les plans de la maison ou autre chose.

 

Abigail

Qui me suit pour faire des recherches à la bibliothèque ? (Un silence.) Je n'oblige personne.

 

Darla

Quelles soirée passionnante ! Moi qui déteste ça : bouquiner !

 

Kristen

Tu n'auras qu'à faire le guet. Abigail et moi, on se débrouillera... Plus nombreuses on sera, plus vite on trouvera.

 

Darla

Et les futures femmes exemplaires qui sont au dortoir, on en fait quoi ?

 

Kristen

Laisse-les où elles sont. Elles sont si courageuses que tu ne risques pas de les voir rappliquer.

 

Darla

(Imitant les deux sœurs.)

Mais nous sommes consignées au dortoir a dit Miss Brokensmile, et ce qu'a dit Miss Brokensmile...

 

Les filles font signe de se taire à Darla et sortent doucement.

La lumière descend sur la scène.

 

 

13 - Comptine

 

 

Jude est seule dans le dortoir déserté. Elle fredonne une comptine.

 

Jude

"Passe, passe, passera

La dernière, la dernière

Passe, passe, passera

La dernière y restera

 

Qu'est-ce qu'elle a donc fait la p'tite hirondelle

Elle nous a volé trois p'tits grains de blé

Nous la rattraperons la p'tite hirondelle

Nous lui donnerons trois p'tits coups d'bâton

Un, deux, trois."

 

D'un coin obscur de la pièce, Lyli-Rose et Matthew apparaissent.

 

Lyli-Rose

Elle est jolie ta comptine, Jude.

 

Jude

Laissez-moi tranquille. Je ne vous vois pas. Je ne vous entends pas.

 

Matthew

Jude, nous sommes avec toi. Tu le sais.

 

Lyli-Rose

Nous sommes venus te parler des autres. Ce sont des jeunes filles comme toi.

 

Jude

Non, pas comme moi. Pas comme moi. Elles n'ont pas de maman ni de papa. Elles sont seules...

 

Lyli-Rose

Elles ne sont pas si seules à présent. Tu vois ? Et puis, est-ce de leur faute si la vie les a privé de parents ?

 

Matthew

C'est le sort, Jude, le mauvais sort.

 

Lyli-Rose

Tu voudrais qu'elles vivent encore le mauvais sort ?

 

Jude

Je ne veux rien... Elles veulent me la voler. Je le sais. Maman me l'a dit. C'est pourquoi, il faut les faire partir.

 

Matthew

Elles ne veulent pas voler ta maman, Jude.

 

Lyli-Rose

Une maman ça ne se vole pas, mon enfant.

 

Jude

(Méchante.)

Je n'ai qu'une maman et personne ne me la prendra. Personne.

 

Lili-Rose

Alors pense aux autres à qui leur maman manque. Toi, tu as encore de la chance.

 

Lyli-Rose et Matthew disparaissent laissant Jude seule avec ses pensées.

 

Jude

Pourquoi, les autres filles... ? Elle ne prendra plus les autres filles. Elle me prendra, moi et pas les autres.(Elle fredonne.)

"Passe, passe, passera

La dernière, la dernière

Passe, passe, passera

La dernière y restera..."

 

Entre Fiona qui marche avec une canne. Elle se fige, lorsqu'elle aperçoit Jude.

 

Fiona

Alors, c'est toi ? C'est toi qui m'as fait cette peur à la bibliothèque ?

 

Jude

(Se levant effrayée.)

Faut pas m'approcher. Faut pas...

 

Fiona

(S'asseyant sur un lit pour étendre se jambe raide.)

Tu crois que c'est de ta faute ? J'ai eu peur et dans ma frayeur j'ai perdu l'équilibre. Voilà tout. Et avec cette maudite jambe, ce n'est pas facile, crois-moi... Et toi ? Qui es-tu ? Tu es toujours toute seule ? C'est dommage. Tu pourrais te faire beaucoup d'amies, ici.

 

Jude

Des amies ?

 

Fiona

Oui. Des amies. Nous autres, on n'a plus de famille ou on n'en a jamais eu. Alors la vie nous a appris à nous faire des amis. Une autre famille, si tu veux, mais que nous inventons, nous-mêmes. Et toi ? Tu as une famille ?

 

Jude

J'ai une maman...

 

Fiona

Je sais. Je t'ai surprise en train d'en parler toute seule. Moi aussi, je parle toute seule très souvent. Ca m'aide... Mais c'est mieux de parler à deux. Tu ne crois pas ?

 

Jude

A deux...

 

Fiona

Oui, comme des amies. Tu veux bien être mon amie ?

 

Jude

Ton amie ?

 

Fiona

Oui. Si tu veux, on peut chanter ensemble comme tu le faisais tout à l'heure. Tu veux bien m'apprendre ta chanson ?

 

Fiona prend délicatement les mains de Jude. Puis les deux filles tournent en chantant ensemble la comptine des hirondelles.

La lumière descend doucement sur la scène.

 

 

14 - Les disparues de Greenvalley Manor

 

Dans la bibliothèque, Abigail et Kristen épluchent des ouvrages. Darla fait le guet à la porte d'entrée.

 

Darla

Ca avance, les filles ? Je commence à trouver le temps long.

 

Kristen

(Les yeux rivés sur un plan du manoir.)

Incroyable. Ce manoir est un vrai labyrinthe. Il y a même une cave et regardez, là, ce couloir qui donne sur le corridor principal, il se termine juste à l'endroit de la tenture. Il doit bien y avoir un passage mais il est bien caché.

 

Abigail

(Plongée dans un autre ouvrage.)

Seigneur, ce sont eux, j'en mettrai ma main au feu. Venez-voir. (Toutes les filles viennent au dessus de l'album que consulte Abigail.) Regardez, en médaillon, c'est le couple que j'ai vu l'autre nuit. Lyli-Rose et Matthew Greenvalley étaient les fondateurs de l'orphelinat. Ils sont morts tous deux dans un incendie pendant la guerre puis c'est Miss Brokensmile qui a pris la suite...

 

Darla

Toujours aussi glaciale celle-là, même plus jeune de quelques années,.

 

Kristen

Et venez voir ce que j'ai trouvé. (Les filles se déplacent vers l'ouvrage que consultait Kristen.) Ce sont les numéros du journal local depuis près de vingt ans. Ici, il y a un article sur la reprise de Greenvalley Manor par Miss Brokensmile. Et là, quelques mois plus tard, un nouvel article sur la pension. (Elle lit à haute voix.)"Une jeune fille de la pension de Greenvalley a disparue. Miss Brokensmile, la directrice, précise que les jeunes orphelines sont très souvent psychologiquement fragiles et qu'elles peuvent fuguer sans prévenir."

 

Darla

C'est sûr qu'au bout d'un temps passé au contact de madame glaçon, ta seule envie, c'est de fiche le camp.

 

Kristen

Peut être mais de là à ce que ce soit systématique. Regarde, l'année suivante, deux disparues et là encore, deux autres. Des filles disparaissent régulièrement des murs de Greenvalley Manor. J'en ai fréquenté des orphelinats. Des fugues ? Il n'y en avait pas autant. En plus, on retrouvait les fugitifs presque tout le temps mais une telle passoire, j'ai rarement vu ça.

 

Abigail

Je crois qu'on a mis le nez dans quelque chose d'important. Continuez à chercher, je vais fouiller son bureau.

 

Darla

Là, vous commencez à me faire peur, les filles. Vous êtes certaines que c'est bien de faire ça ?

 

Kristen

Darla, tu sais quoi ? Au lieu de t'inquiéter, tu devrais aller voir Fiona et au passage vérifier que les deux sœurs "prout-prout" sont dans les bras de Morphée.

 

Darla

Enfin, de l'action ! Je préfère ça. Je reviens...

 

Kristen

Et soit prudente. Ne te fais pas repérer.

 

Darla

"Passe partout", c'est mon deuxième prénom...

 

Oscar entre brusquement.

 

Darla

(Sursautant.)

Ah ! Tu m'as fait peur. Qu'est-ce que tu fiches, là ? Si tu nous dénonces, je te jure que...

 

Oscar

Du calme. T'a rien à craindre de moi mais plutôt de mes patrons. 

 

Darla

Si tu sais quelque chose, faut nous le dire.

 

Oscar

(Brandissant le carnet noir.)

C'est ça dont vous avez besoin. Le carnet spécial commande de ces deux monstres... Vous vouliez savoir où toutes ces filles disparaissaient ? Et bien, voilà...

 

Abigail

(Se saisissant du carnet et le feuilletant.)

Le nom des filles disparues et à côté une colonne avec des chiffres. Qu'est-ce que c'est ?

 

Oscar

Joli commerce, vous ne trouvez pas ? C'est comme ça que ces deux escrocs arrondissent leurs fins de mois. Ce qu'elles deviennent, je ne sais pas. Mais ce que je sais, c'est que l'esclavage au travail c'est monnaie courante au pays en ce moment. Le seul moyen d'échapper à ça est de veiller les uns sur les autres...

 

Darla

Merde ! Fiona ! Elle est toute seule !

 

Oscar

T'inquiète. Je me suis occupé de Fiona... Elle doit chercher Jude à l'heure qu'il est ...

 

Kristen

Jude ?

 

Oscar

La fille que tu as rencontré, je crois... C'est pas un fantôme. Elle est bien réelle et attendez, vous ne savez pas tout. Venez voir, il y a des livres ici qui restent bien cachés mais je sais où ils se trouvent...

 

Tout le groupe disparaît dans les rayonnages de la bibliothèque.

La lumière descend lentement sur la scène.

 

 

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