MAÎTRE ET FILLE 21 Juin 2018

FILLE ET MAITRE

de Gianmarco Toto

 

Personnages :

Pantalon (Père d’Horace et beau-père de Colombine)

Arlequin (Valet de la maison)

Colombine (Fille adoptive de Pantalon)

Horace (Fils de Pantalon)

Léandre (Escroc ami de Pantalon)

 

Les servantes:

Smeraldina

Maria

Rosa

Julietta

 

La pièce se passe d’abord dans la chambre de Pantalon puis dans la salle à manger.

 

Scène 1

 

(C’est le petit matin. On entend au dehors le chant du coq. Dans sa chambre Pantalon dort profondément. Arlequin, le premier valet, entre sur la pointe des pieds. Il est suivi de Smeraldina, Maria, Rosa et Julietta qui porte un plateau de petit déjeuner. Chacun se dispose à un endroit bien précis de la chambre et attend le signal d’Arlequin. Celui-ci, tel un chef d’orchestre lève un bras puis l’abaisse pour donner le signal.)

 

Arlequin : - Attention. Un et deux et…trois. (D’une voix douce.) Monseigneur, il est l’heure de se réveiller. Monseigneur.

 

Les quatre soubrettes répètent après Arlequin mais d’une voix plus forte.

 

Les soubrettes : - Monseigneur, il est l’heure de se réveiller. Monseigneur.

 

Arlequin : - Moins fort, bougresses ! Voulez-vous que le sieur Pantalon se lève du mauvais pied ?

 

Smeraldina : - Quelle importance, il est sourd comme un pot.

 

Maria : - Si l’on s’y prend de cette façon, à midi nous y serons encore.

 

Julietta: - Pour le coup, il pensera que nous avons oublié de le réveiller et son humeur sera terrible.

 

Rosa : - De toute façon, c’est un méchant caractère du matin.

 

Arlequin : - Assez. Vous avez toujours quelque chose à redire. Au lieu de jacasser, nous ferions mieux de nous remettre à l’ouvrage.

 

Smeraldina : - Je ne vois pas très bien à quoi ça va servir.

 

Rosa : - Inutile.

 

Julietta : - Futile.

 

Maria : - Puéril…

 

Arlequin : - Silence. J’ai une idée.

 

Les soubrettes : (Moqueuses) - Non !

 

Arlequin : - Si !

 

Les soubrettes : - (Même jeu.) Non !

 

Arlequin : - Si !

 

Les soubrettes : - (Même jeu.) Non !

 

Arlequin : - Assez ! J’ai une idée : le maître Pantalon aime bien le bruit de l’océan, de la vague qui s’écrase doucement sur la plage, des cris des oiseaux… Nous allons le réveiller en imitant l’ambiance de la mer… (Il reprend son allure de chef d’orchestre.)

 

Smeralina : - J’ai vraiment tout supporté dans cette maison, moi…

 

Les autres soubrettes : - Et nous donc !

 

Arlequin : - Chut ! Cessez vos lamentations et tout le monde en place ! Attention… Un, deux, et… bruit de la vague… (Tout le monde imite le bruit de la vague.) Bruit des oiseaux… (Des bruits d’oiseaux se rajoutent à l’ambiance de la vague.)… C’est parfait…

 

Maria : - (D’une voix forte.) Haut les cœurs, moussaillons, souquez ferme et tenez bon la barre…

 

Arlequin : - Mais qu’est-ce qu’il te prend, malheureuse… ?

 

Maria : - Ben, quoi, il y a des marins en mer que je sache…

 

(Pantalon s’étire enfin, il s’éveille.)

 

Pantalon : - (Il regarde d’un œil froid ses serviteurs.) Petit déjeuner ?

 

Julietta : - (En posant le plateau devant Pantalon.) Petit déjeuner.

 

Pantalon : - Café ?

 

Maria : - (En servant le café dans une tasse.) Café.

 

Pantalon : - Boire café.

 

Rosa : - (En tenant la tasse et faisant boire Pantalon.) Boire café.

 

Pantalon : - (Se levant et passant derrière un paravent.) Habit.

 

Smeraldina : - (Lui tendant un habit derrière le paravent.) Habit.

 

(On entend des bruits de toutes sortes en même temps que Pantalon chantonne. Puis le maître sort de derrière son paravent et se pose au milieu de sa chambre. Il attend.)

 

Arlequin : - Vous faut-il autre chose, maître ?

 

Pantalon : - Et le mot du matin ?

 

Arlequin : - Ah, oui, c’est vrai, le mot du matin

 

(Arlequin reprend sa pose de chef d’orchestre et au troisième signe de sa main tous les serviteurs entonnent le mot du matin mais sans grand cœur.)

 

Tous les serviteurs : - O maître pantalon, que votre teint est frais ce matin, que vous portez bien votre habit, il nous semble que de jour en jour la vie vous rajeunit ! Santé et gloire au Signore Pantalon ! Santé et Gloire au Signore Pantalon !

 

(Pantalon, peu convaincu de la prestation de ses serviteurs, leur fait un signe pour recommencer plus vaillamment.) (Les serviteurs s’exécutent une nouvelle fois avec un peu plus d’entrain.) 

 

Tous les serviteurs : - O maître Pantalon, que votre teint est frais ce matin, que vous portez bien votre habit, il nous semble que de jour en jour la vie vous rajeunit ! Santé et gloire au Signore Pantalon ! Santé et Gloire au Signore Pantalon !

 

(Pantalon, pas assez convaincu, leur fait signe de recommencer.) (Les serviteurs y mettent toute leur énergie.)

 

Tous les serviteurs : - O mets ton Pantalon,… Euh… Que votre teint est frais ce matin, que vous portez bien votre habit, il nous semble que de jour en jour la vie vous rajeunit ! Santé et gloire au Signore Pantalon ! Santé et Gloire au Signore Pantalon !

 

(Pantalon, d’un sourire forcé, congédie tout son monde.) (Valet et soubrettes sortent.) (Une fois tout le monde dehors Pantalon s’effondre.)

 

Pantalon : - O rage, ô malheur, ô infortuné vieillard, que vais-je devenir ? Ce cauchemar me hante depuis trop longtemps. Et je n’ai encore rien dit à mon fils. Que va-t-il penser de son père ? Allons courage Pantalon. Avoue-lui cette écrasante vérité… Et que le destin me défigure si je manque à ma promesse… (Il appelle.) Arlequin !

 

 

 

Scène 2

 

Arlequin : - (Entrant.) Le maître me fait demander ?

 

Pantalon : - Va donc informer Horace et Colombina que je dois les entretenir d’une affaire de la plus haute importance.

 

Arlequin : - Une affaire et quelle affaire ?

 

Pantalon : (Furieux.) De quoi je me mêle, petit impertinent. Fais ce que je t’ordonne où il en t’en cuira.

 

Arlequin : - Bien maître !

 

(Pantalon sort.) (Arlequin est vite rejoint  par les soubrettes qui entrent avec fracas.)

 

Maria : - Qu’a donc le vieux ?

 

Smeraldina : - Que t’a-t-il demandé ?

 

Rosa : - Pourquoi cette mine ?

 

Julietta : - Quelle affaire ?

 

Arlequin : - Doucement, servantes infernales. Vous allez attirer l’attention du maître.

 

Julietta : - Mais parle, raconte,…

 

Rosa : - Ne nous fais point languir…

 

Smeraldina : - Pourquoi ne dis-tu rien… ?

 

Maria : - Quel silence !

 

Arlequin : - Si vous me laissiez parler… Je n’en sais pas plus que vous. J’ai simplement ordre d’aller quérir Horace et Colombina pour une affaire de la plus haute importance m’a-t-il dit.

 

Maria (Se tournant vers ses camarades.)  - Horreur ! Vous pensez à ce que je pense ?

 

Rosa : - (Même jeu.) Pensons-nous à ce qu’elle pense ?

 

Smeraldina : - (Même jeu.) Est-il prudent de penser à ce que nous pensons ?

 

Julietta : - (Même jeu.) Et le pensons-nous ?

 

Arlequin : - Arrêtez donc ces simagrées et à quoi pensez-vous ?

 

Smeraldina : - N’as-tu donc rien remarqué ?

 

Arlequin : - Non.

 

Maria : - N’as-tu pas vu ce qui se trame entre ces murs ?

 

Arlequin : - Mais non. Bon sang…

 

Rosa : - Tu ne sais donc pas ?

 

Arlequin : - Mais quoi ? Parlez, nom de nom…

 

Julietta : (Liant le geste à la parole.) – Colombina et Horacio…

 

Arlequin : - Et bien quoi, Colombina et Horacio…

 

Rosa : - (Liant le geste à la parole.) – Colombine et Horace…

 

Arlequin : - Et bien quoi ?

 

Maria : - Seigneur !Est-il bête ?

 

Smeraldina : - Ils sont amants. N’avais-tu point remarqué ?

 

Arlequin : - (Rassuré.) Ah, ce n’est que ça ? (Réalisant soudain.) Ils sont amants ?

 

(Le valet et les soubrettes rient sous cape.)

 

Arlequin : - Assez ! Chut ! On pourrait entendre… Allons épier cet entretien de la plus haute importance, cela ne manquera pas de piquant, ma foi. (Ils sortent en commentant et riant.)

 

 

Scène 3 

 

(Pantalon et en présence de son fil, Horace et de Colombina.)

(Dans un coin, Arlequin et les servantes passent leurs têtes discrètement pour suivre la discussion.)

 

Pantalon : - Mon fils, si je t’ai fait mander, ainsi que toi fidèle Colombina, c’est pour une affaire de la plus haute importance.

 

Horace : - Je vous écoute, père. (Il lance un regard amoureux à Colombina qui lui renvoie.)

 

Pantalon : (Qui vient de surprendre Horace.) - Qu’est-ce ?

 

Horace : (Qui s’est très vite ravisé.) - Quoi ?

 

Pantalon : (Se tournant vers Colombine.) - Et alors ?

 

Colombine : (L’air innocent.) - Plaît-il ?

 

Pantalon : (A Colombine.) - Prenez note, vous. Et n’oubliez rien, je vous prie.

 

Colombine : - J’y suis. (Nouveau sourire à Horace.)

 

Pantalon : (Qui surprend le sourire de Colombine.) - Hein ?

 

Colombine :(Se ravisant.) - Comment ?

 

Pantalon : (Agacé.) - Notez, vous dis-je…

 

Colombine : - Que dois-je noter ?

 

Pantalon : - Ce que je m’en vais vous dire maintenant. (Se tournant vers Horace.) Mon fils, il y a de cela fort longtemps, j’ai vécu en Egypte.

 

Horace : - Oui, père. Vous m’avez, tant de fois, conté vos exploits marchands en terre d’Orient que je pourrais en écrire un vrai roman.

 

Pantalon : - Et bien, je ne t’ai pas tout dit. Tout commença à Alexandrie lors d’un voyage d’affaire que je fis en cette fastueuse cité. Là, je vis un jour, en me promenant sur le port, une miséreuse à l’article de la mort qui tenait, avec les quelques forces qui lui restaient dans les bras, une belle enfant nouvellement née.

 

Horace :(Dont l’esprit et les yeux s’étaient égarés du côté de Colombine.)- Tellement belle…

 

Pantalon : (Voyant que son fils ne l’écoute qu’à moitié.) - Et bien ? (Il se tourne vers Colombine.) Hein ?

 

Colombine : (Qui fait mine de répéter les dires de Pantalon en écrivant.) - Tel-le-ment-bel-le !

 

Pantalon : (Poursuivant.) - Je n’eus donc pas le cœur de laisser mourir ce nourrisson que je pris pour fille mais que je laissais au bon soin d’une nourrice locale. Aujourd’hui, je ne me sens plus tellement jeune, il faut se rendre à l’évidence…

 

Colombine : (Répétant les dires de Pantalon, les yeux fixés sur Horace.) - Tel-le-ment-jeu-ne…

 

Pantalon : (Se tournant vers Colombine.) - Comment cela ?

 

Colombine : (Se ravisant.) - Tellement jeune… Je note… Tellement jeune !

 

Pantalon : (Soupçonneux) - Oui, c’est ce que j’ai dit… (Revenant sur Horace.) J’ai pris donc la résolution de la ramener au sein de notre famille.

 

Horace : - Cette action vous honore, père et je tiendrai la maison et vos affaires du mieux que je peux.

 

Pantalon : - J’y compte bien, mon fils, j’y compte bien.

 

(On entend la cloche d’entrée retentir.) (Arlequin et les soubrettes disparaissent.)

 

Pantalon : - (En se tournant vers Colombine.) Ah ! Je crois que c’est la visite que j’attendais et qui vous concerne à présent.

 

Colombine : - Moi ?

 

Pantalon : - Oui, vous. Chère Colombine, Je vous ai adoptée de la même façon que cette enfant dont je parlais tantôt et voulant aussi aller jusqu’au bout de mes obligations de tuteur, j’ai pensé, pour vous, à quelque union.

 

Horace et Colombine : - (Pleins d’espoir.) Un mariage ?

 

Pantalon : - Certes, vous avez bien vite grandi mon enfant et je songe à faire votre bonheur.

 

(Arlequin et les servantes entrent et forme la haie.)

 

Arlequin : - (Annonçant.) Monsieur Léandre !!!

 

(Entre un personnage sombre et lugubre, vêtu de noir et qui inspire angoisse et inquiétude. Lorsqu’il passe devant les soubrettes, celles-ci, tremblent en esquissant une révérence fragile.)

 

Pantalon : - Seigneur Léandro. Quelle joie de vous revoir !

 

Léandre : - Tout l’honneur est pour moi, Messere Pantalon.

 

Pantalon : - Je vous présente mon fils, Horace.

 

Léandre : - (D’un signe de tête.) Heureux de faire votre connaissance.

 

Horace : - (Même jeu mais sur la méfiance.) Signore.

 

Pantalon : - (Se tournant vers Colombine.) Et voici, ma petite protégée dont je vous ai longuement parlé, Colombina.

 

Léandre : - (S’adressant à Colombine.) Toutes les descriptions flatteuses de votre honoré et respecté tuteur ne valent point ce qui s’offre à mes yeux  en cet instant. (Tout en s’inclinant profondément, il lui baise la main.)

 

Rosa : (Dégoûtée. En aparté.) - Berk ! Je loue le seigneur de n’être pas à sa place.

 

Maria : (Même jeu.) – Plutôt mourir que souffrir ceci !

 

Julietta : (Même jeu.) – Il refroidirait un mort.

 

Smeraldina : - (Même jeu.) – Retenez-moi les filles, je sens que je vais me sentir mal !

 

Arlequin : - (Tout bas aux servantes.) Taisez-vous, ils risquent de vous entendre.

 

(De son côté, Horace fulmine de jalousie et retient sa colère.)

 

Horace : - (Sur un ton sec.) Et que nous vaut la visite de monsieur.

 

Pantalon : - Messere Léandre est ici sur ma demande expresse. En effet, je songe à lui proposer Colombina comme épouse.

 

(Horace serre les dents. Colombine pâlit. Léandre esquisse un sourire glacial et satisfait. Les serviteurs murmurent.)

 

Arlequin : - Oups ! La boulette !

 

Maria : - Grosse boulette !

 

Rosa : - Très grosse boulette !

 

Julietta : - Enorme boulette !

 

Smeraldina : - Un vrai boulet !

 

Horace : - (Abasourdi.) Comment ? Mais se peut-il…

 

Pantalon : - Je comprends votre surprise, mon fils. Vous êtes tous deux comme frère et sœur. Vous vous ferez à cette idée. (Il entraîne Horace.) Allons, mon garçon, je dois vous entretenir de quelques affaires avant mon départ. Suivez-moi et laissons ces deux tourtereaux faire plus ample connaissance. (Aux serviteurs.) Quant à vous, allez donc préparer mes malles au lieu de rester plantés là comme des cierges.

 

(Pantalon, Horace et les serviteurs sortent.)

 

 

Scène 4

 

(Léandre et Colombine sont seuls.)

 

Léandre : - Chère mademoiselle, vous ne pouvez deviner la  joie qui m’envahit en cet instant. Mais il n’est point temps de brûler les étapes d’une idylle que je souhaite couronnée de surprises.

 

Colombine : - (Sur un ton très sec et distant.) Et de raison, je vous en avertis Signore : je suis une jeune fille pleine de surprises et ne me laisse point convaincre comme ces courtisanes à la vertu facile.

 

(Arlequin apparaît discret et se cache pour ne pas être vu.)

 

Léandre : - Je veux bien le croire et n’ai vu en vous que loyauté et pruderie.

 

Colombine : - Il est sage que vous en soyez éclairé. Car je ne souffre point d’avances trop rudes.

 

Léandre : - Sur ma foi, mes avances se feront à petits pas, mademoiselle.

 

(Arlequin fait signe à Colombine de feindre le malaise.)

 

Colombine : - Fort bien. Il sied à un galant homme de ne point montrer cette impatience qui caractérise ces jeunes impétueux sans éducation.

 

(Arlequin invite discrètement Colombine à feindre un malaise.)

 

Léandre : - Je ne suis plus de cette jeunesse fougueuse. Elle n’est que trop vulgaire et ne sied point à mon éducation. Voyez-vous, mademoiselle, je suis de naissance noble. Ma famille, en des temps fort reculés…

 

Colombine : - (Faisant mine d’être mal à l’aise.) Oh !

 

Léandre : - Qu’est-ce ?

 

Colombine : - (Même jeu.) Ce n’est rien… Quelque vertige…

 

Léandre : - Sans doute, l’émotion de l’instant.

 

Colombine : - Détrompez-vous. Une mauvaise fièvre, dont je sors à peine, en est la cause.

 

Léandre : - Pauvre enfant. Je connais d’habiles médecins qui pourraient, si vous le permettez…

 

Colombine : - (Même jeu.) C’est chose faite. Notre médecin de famille m’a conseillé repos et isolement.

 

Léandre : - Je vais donc me retirer afin de vous laisser le loisir d’un répit salvateur.

 

Colombine : - C’est ça, retirez-vous et remettons cet entretien à plus tard. Pour ma part, je rejoins ma chambre. Quelques heures de sommeil me feront le plus grand bien, je pense.

(Elle sort.)

 

Léandre : - (A Colombine qui sort.) Je viendrai prendre de vos nouvelles. (Une fois seul, Léandre change de ton.) Et je ferai en sorte que cette union se fasse ma toute belle. Ainsi la fortune de ton vieux bouc de père adoptif sera mienne. Un seul obstacle cependant m’empêche toute liberté d’agir. Cet Horace me paraît être un homme averti et je ferai bien de m’en débarrasser au plus vite. Un accident est si vite arrivé.(Il ricane.)

 

(Arlequin, toujours caché, affiche une mine effrayée.) (Pantalon entre l’air joyeux.)

 

Pantalon : - Alors ? Quelles nouvelles ?

 

Léandre : - (Reprenant un ton de fausset.) Signore Pantalon, vous me surprenez dans le trouble où je me vois. Votre fille est d’une éducation remarquable. C’est une personne de qualité. Vous en avez tout le mérite.

 

Pantalon : - (Flatté.) Oh ! Vous me gênez, Signore !

 

Léandre : - Je vous le dis comme je le pense et accepte votre proposition d’union sans sourciller.

 

Pantalon : - (Tout heureux.) Vous m’en voyez ravi. Mais, où est ma fille ?

 

Léandre : - (Prenant un air compatissant.) Elle s’est retirée dans ses appartements. Un mauvais vertige chagrine la pauvre enfant.

 

Pantalon : - Vertige de l’amour ? Qui sait !

 

Léandre : - Oh ! Vous allez me faire rougir, Signore Pantalon.

 

Pantalon : - Et bien tant mieux, mon ami. Venez avec moi. Je souhaite, avant mon départ, m’entretenir des détails de ce mariage.

 

Léandre : - Mes pas trouveront leur destinée dans la trace éclairée des vôtres. Je vous suis, Signore.

 

Pantalon : - (Flatté.) Oh ! Comme c’est bien dit !

 

(Les deux hommes sortent en se saluant et congratulant de mille façons.)

 

 

 

Scène 5

 

(Une fois seul Arlequin surgit de sa cachette, l’air tout effarouché.)

 

Arlequin : - L’abominable personnage. Oh ! L’abominable personnage. Il faut prévenir ma petite maîtresse sans attendre. (Il appelle discrètement.) Colombina ! Colombina !

 

(Colombine entre. Désespérée, elle s’effondre sur un siège.)

 

Colombine : - Arlequin, je suis au désespoir. Qu’allons-nous faire ? Je ne veux point me marier avec cet homme-là !

 

Arlequin : - D’autant que cette union signera l’arrêt de mort d’Horace.

 

Colombine : - Que veux–tu dire ?

 

Arlequin : - Lorsque vous avez réussi à prendre congé de cet… (Bouleversé d’effroi.) … Oh ! L’abominable personnage !...

 

Colombine : - Mais, parle !Qu’ya-t-il ?

 

Arlequin : - Et bien lorsque vous êtes sorti et que cet homme est resté seul… (Toujours bouleversé d’effroi.) … Oh ! Quel personnage abominable !...

 

Colombine : - Mais parle, bon sang, ou tais-toi donc à jamais… Tu me fais peur, Arlequin…

 

Arlequin : - Pardonnez-moi, petite maîtresse, mais mon cœur a bien failli cesser de battre lorsque j’ai entendu les réels desseins de cet homme. Grand bien lui a pris d’avoir parlé tout haut car l’homme convoite les richesses de votre père adoptif et veut se débarrasser d’Horace.

 

Colombine : - Horace est en danger ?

 

Arlequin : - De mort, mademoiselle, danger de mort. J’ai entendu ce monstre parler « d’accident vite arrivé » ou de quelque chose comme ça… Qu’allons-nous faire ?

 

Colombine : - (Soudain déterminée.) Viens avec moi. Ne restons pas là. Quelques mauvaises oreilles pourraient nous entendre. Allons plutôt dans mes appartements, nous y réfléchirons ensemble.

 

Arlequin : - Oh ! L’abominable personnage !

 

(Arlequin et Colombine sortent.)

 

 

Scène 6 :

 

(Les soubrettes entrent affolées.)

 

Maria : - Qu’allons-nous faire ? Le maître Horace est dans une colère…

 

Rosa : - Je ne l’ai jamais vu dans un pareil transport…

 

Smeraldina : - Et dans quel état seriez-vous si l’on s’en prenait à votre cœur ?

 

Julietta : - (Qui surveillait l’entrée.) Le voilà. Il est comme fou. Il va tout démolir dans cette maison si on le laisse ainsi.

 

Smeraldina : - Et bien c’est à nous de le convaincre de tempérer ses mauvaises ardeurs.

 

Julietta : - Le voilà !

 

(Horace entre telle une tornade. Il est furieux.)

 

Horace : - Allons ! Que l’on me donne un sabre ! Que je pourfende, que j’éventre cet homme !

 

Julietta : - Monsieur, de grâce…

 

Horace : - Non, je ne veux rien entendre. Ma fureur est à son comble…

 

Maria : - Monsieur, nous vous en prions…

 

Horace : - N’en faites rien. J’ai résolu de me battre et je me battrai…

 

Rosa : - Battez-vous, tuez-vous mais ne vous faites pas de mal !

 

Horace : - Je vais provoquer ce Léandre en duel. Je gagnerai l’amour de Colombine, dussè-je être renié par mon propre père…

 

Smeraldina : - Bravo ! Mais, faites ! Allons ! Pourfendez qui vous plaira ! Colombine aura l’impression d’avoir chéri un être sans contrôle, un homme violent sans intelligence ?

 

Horace : - Que dis-tu ?

 

Julietta : - Smeraldina a raison. Croyez-vous que les femmes se contentent d’un homme rustre et provocateur ?

 

Rosa : - Moi, j’aime bien les hommes costauds…

 

Maria : - (Tout bas a Rosa.) Tais-toi ! Sotte ! Ne vois-tu pas que Smeraldina tente d’apaiser Horace ?

 

Smeraldina : - Croyez ce que vous voudrez, maître Horace, mais ce n’est point de cette façon que vous conserverez les faveurs de votre aimée.

 

Rosa :(A mi-voix.) - Oui, mais moi, j’aime bien les hommes costauds…

 

(Regards sévères des trois autres soubrettes adressés à Rosa.)

 

Horace :(Soudain effondré et presque dément.) - Que faire, alors ? Rester impuissant face à la décision d’un père ? Voir celle qui éclaire mes jours disparaître à jamais dans les rets d’un autre ? Hurler tel un loup solitaire et rejeté à la lune qui pâlit dans la noirceur sans fond d’un sombre présage ?

 

Rosa : (Pleurant presque.)- Oh ! C’est beau ce qu’il dit ! C’est beau…

 

Maria : - Reprends-toi, pleureuse. Si tu crois que tes larmes vont nous aider en quoi que ce soit…

 

Julietta : - Je partage le sentiment de Smeraldina. Il faut chercher de quelle bonne façon nous pouvons contrer ce mariage impromptu.

 

(Colombine et Arlequin entrent triomphants.)

 

Arlequin : - Et nous avons trouvé, je pense, la bonne façon en question.

 

Horace : (Apercevant Colombine et se détournant aussitôt.) - iel ! Colombine, de grâce, détournez les yeux de ce que je suis. C’est un autre homme gagné par la colère qui se présente à vous.

 

Colombine : - Apaisez-vous, très cher Horace, car les desseins de ce Léandre sont plus terribles que vous ne pensez. Il a, pour sombre dessein,l’intention de détourner les richesses de notre père et vous ôter la vie.

 

Arlequin : (Avec fierté.) - J’étais là. J’ai tout entendu.

 

Horace : (Reprenant de sa fureur.) - Quoi ? Que me dites-vous là ? Que l’on me donne mon poignard ! Que je pourfende, que j’éventre ce traître… Que…

 

Colombine : - Du calme, mon Spaventa. Il nous faut montrer plus de stratégie que vous ne le pensez. Ecoutez tous. Lorsque mon père sera parti, je convierai ce scélérat à un dîner secret. Connaissant le maudit, je gage qu’au vu d’une telle manne, il ne fera pas un pli et acceptera. Nous servirons une poularde préparée avec quelques somnifères que mon beau père utilise pour son sommeil tourmenté. Puis nous l’enfermerons dans une de mes malles et n’aurons dessein de l’en sortir que lorsque le traître aura tout avoué à mon père.

 

Arlequin : - Allons-nous préparer et que chacun pense à bien jouer son rôle. L’homme ne doit se douter de rien.

 

Horace : - L’espoir de tout garder de ton amour me donne le courage de cent hommes en proie au tourment chevaleresque du guerrier anobli.

 

Rosa :(Pleurant presque.) - Oh ! C’est beau, ce qu’il dit ! C’est beau !

 

Maria :(Poussant Rosa.) - Avance, toi, pleureuse, va !

 

 

Scène 7

 

(Quelques temps plus tard, à la maison de Pantalon, tout est prêt pour le dîner secret. Arlequin et les soubrettes s’affairent encore en tous sens pour que tout soit parfait. Horace fait les cent pas.)

 

Arlequin : - Allons ! Pressons ! Pressons, mesdemoiselles ! Léandre ne devrait plus tarder.

 

Horace : - Et moi ? Que ferai-je ?

 

Arlequin : - Vous ? Dans l’état de nervosité où vous êtes, vous vous contenterez de rester caché à l’abri des regards derrière ce petit paravent ou jene donne pas cher de votre hymen avec demoiselle Colombine.

 

Rosa : - Pressons ! Pressons ! J’ai l’impression d’être un citron qu’on presse !

 

Maria : - Arrête de te plaindre et pense que c’est pour le bien de nos petits maîtres.

 

Arlequin : (Jetant un œil à l’extérieur.) - Voici le mauvais homme qui approche. Allons tenez-vous prêtes !

 

(Les servantes se mettent en rang avec Arlequin. Horace disparaît derrière le paravent. Léandre apparaît.)

 

Arlequin : - Si monsieur veut bien se donner la peine d’entrer.

 

(Les servantes font une révérence timide au passage de Léandre.)

 

Julietta : (Tout bas.) - Plus je le vois et plus mon sang se glace.

 

Smeraldina : (Tout bas à Julietta.) - Et bien,contrôle les humeurs de ton engeance car nous n’aurons pas droit à une seconde saignée.

 

Léandre : - Je vois que Mademoiselle Colombine n’a pas lésiné sur l’accueil. Une vraie maîtresse de maison.

 

Arlequin : - Si monsieur me permet, monsieur n’a pas encore vu les autres talents de mademoiselle.

 

Léandre : (S’installant à la table du dîner.) - Je suis impatient, mon brave. Je suis impatient !

 

Arlequin : (Tout bas en aparté.)-Tu vas voir de quelle façon nous allons t’impatienter, mon brave…

 

Léandre : - Que dis-tu ?

 

Arlequin : - Je disais que monsieur allait voir de quelle façon il allait dîner.

 

Léandre : - A la mesure de notre charmante hôtesse, j’imagine…

 

Arlequin :(Tout bas en aparté.)- Tu ne crois pas si bien imaginer, scélérat !

 

Léandre : - Que marmonnes-tu encore, valet drolatique ?

 

Arlequin : - Je me disais que j’allais annoncer votre arrivée à Mademoiselle Colombine.

 

Léandre : - Et bien, qu’attends-tu ? Cours ! Vole !

 

Arlequin : (En sortant.) - Je cours, monsieur, je vole…

 

(Un long instant où le regard glacial de Léandre va de servante en servante.)

 

 

 

Scène 8

 

(Arlequin est de retour.)

 

Arlequin : (Il annonce.) - Mademoiselle Colombine !

 

(Colombine apparaît, intrigante et mystérieuse dans une robe noire.)

 

Léandre : (Se levant ébloui devant l’apparition.) - Que l’enfer me brûle ! Mademoiselle, vous êtes… Vous êtes…

 

Colombine : - Je suis là et vous aussi. C’est l’essentiel, n’est-ce pas ?

 

Léandre : - Et de quelle jolie façon vous dit-elle cela !

 

Colombine :(S’adressant au valet et aux servantes.) - Veuillez servir le dîner, je vous prie.

 

(Une à une, les soubrettes portent les différents plats à table pendant que Arlequin, cérémonieusement, les annonce.)

 

Arlequin : - Consommé d’écrevisse royale et sa rouille princière.

 

Rosa :(Tout bas en s’éloignant de la table.) - Qu’elle te brûle les lèvres !

 

Léandre : - Que dit-elle ?

 

Rosa : - Qu’il est un nectar pour vos lèvres !

 

Arlequin : - Poularde forestière aux morilles et cresson de saison.

 

Maria :(Tout bas en s’éloignant de la table.)- Qu’elle te reste en travers de la panse !

 

Léandre : - Que murmurez-vous ?

 

Maria : (Tout bas en s’éloignant de la table.)- Qu’elle est un plaisir pour vos sens !

 

Léandre : - Je n’en doute pas.

 

Arlequin : - Profiteroles dorées au cacao du Brésil !

 

Julietta :(Tout bas en s’éloignant de la table.)- Qu’elles t’étouffent jusqu’au nombril !

 

Léandre : - Mais qu’ont donc, ma mie, vos soubrettes à marmonner ?

 

Colombine : - C’est une tradition dans la maison. A chaque plat nous formulons un souhait.

 

Léandre : - Original, mais on ne les entend point ces souhaits.

 

Smeraldina : - Si monsieur me permet, c’est pour en conserver la prière toute pure.

 

Léandre : - Quelle jolie coutume ! (En baisant la main de Colombine.) Aussi jolie que l’une de ses plus fidèles ambassadrices.

 

Horace : (Fulminant de rage derrière son paravent.) - Touche encore sa main et je tranche les tiennes, maudit !

 

Léandre : (Ayant entendu vaguement quelque chose.) - Encore une prière ?

 

Arlequin : - Oui, oui,… Hum,… C’est que… C’est que monsieur n’a pas son pareil pour baiser la main… Permettez… (Passant derrière le paravent pour s’adresser à Horace.) Tenez-vous monsieur, je vous prie, vous allez tout faire capoter…

 

Horace : - Pressons alors sinon c’est moi qui vais faire capoter cet énergumène !

 

Colombine : (Appelant.) - Arlequin ! Qu’attendez-vous pour servir la poularde ?

 

Léandre :(S’exclamant.) - Ah !Peste soit du distrait ! Vous m’en voyez contrit et l’erreur est mienne. Je suis désolé mais j’ai pris la ferme décision, il y a quelque temps, d’être végétarien. Oh ! Je suis très ennuyé, j’aurai dû vous alerter… Je manque à tous mes devoirs…

 

(Valet et servantes sont tétanisés.)

 

Horace : - Le bougre saurait-il quelque chose ? Malheur !

 

Colombine : (Gardant son calme.) - Qu’à cela ne tienne, Signore Léandre, vous allez tout de même boire quelque chose.

 

Léandre : - Mais avec plaisir, cara mia !

 

Colombine : - (Aux servantes.) Et bien, mollassonnes, qu’attendez-vous pour servir monsieur Léandre ?

 

(Les servantes rejoignent Arlequin et Horace de l’autre côté du paravent.)

 

Arlequin : - Le somnifère ! Donnez-moi le somnifère !

 

(Arlequin verse tout le contenu de la fiole dans la carafe de vin.)

 

Horace : - Avec ça, mon bonhomme, tu ne te réveilleras pas avant cent ans.

 

(Arlequin repasse de l’autre côté du paravent avec la carafe.)

 

Arlequin : (Il annonce.) - Voici le vin. Un millésimé des caves particulières du Sieur Pantalon.

 

Léandre : (Désolé.) - Ah ! Nenni, ma mie, nenni ! Où ai-je la tête ? Vous me faites perdre l’esprit. Ne vous ai-je point dit que tout alcool m’est interdit pour des raisons qui seraient trop longues à vous exposer ici ?

 

Arlequin : (Revenant derrière le paravent.) - La peste soit du malotru. Comment aurait-il su ?

 

Horace :(Effondré.) - Laisse, fidèle Arlequin. Le sort en est jeté. Colombine épousera Léandre, mon père sera ruiné et ce soir Horace quittera ces lieux et mourra seul et oublié de tous.

 

Smeraldina : - Allons, petit maître, ressaisissez-vous.

 

Julietta : - Vous n’allez pas laisser Colombine en pâture à ce vautour ?

 

Arlequin : - Par ma foi, je vous jure que ce scélérat finira dans cette malle ou je ne m’appelle plus Arlequin. (Il passe de l’autre côté du paravent en empoignant au passage un concombre posé sur une corbeille de légumes.)

 

Rosa : - Mais où va-t-il avec ce concombre ?

 

Maria : - Je crains le pire.

 

Léandre :(Voyant Arlequin avec le concombre à la main.) - Ciel ! Une cucurbitacée ?

 

Arlequin : - En effet monsieur, chez certaines espèces les parties souterraines peuvent être charnues, permettant à la plante d'être vivace. Les feuilles sont alternes et stipulées. Leur forme peut varier d'un individu à un autre au sein d'une même espèce. Elles sont simples, plus ou moins lobées ou subcordées pour le melon, ou grandes, pentagonales et trilobées pour le concombre. Comme ce spécimen que je tiens entre mes mains et qui vient du potager du sieur Pantalon.

 

Léandre : (Se tournant vers Colombine.) - Ciel ! Je n’ai jamais vu de valet plus savant que le vôtre.

 

Colombine : - Et vous ne connaissez pas ses autres talents.

 

Léandre : - Vous m’intriguez. Et pourquoi ce légume entre vos mains ?

 

Arlequin : - Monsieur Léandre étant végétarien, je me suis dit que peut être…

 

Léandre : - Quelle bonne idée ! Et bien faites-donc, mon brave. Faites donc !

 

Arlequin : (En assommant Léandre d’un coup de concombre.) - Et bien goûte ça pour voir !

 

Colombine : - Bravo, Arlequin !

 

Horace :(Surgissant de derrière le paravent.) - Arlequin, je te dois la vie !

 

Arlequin : - Allons, monsieur, je ne fais que mon devoir…

 

Smeraldina : (A Léandre assommé.) - A présent c’est toi qui l’as dans le « cucurbitacée » !!!

 

Voix off de Pantalon : - Holà ! Quelqu’un !

 

Colombine : - Ciel ! Mon tuteur !

 

Horace : - Ciel ! Mon père !

 

Arlequin : - Ciel ! Le maître !

 

Les servantes : - Enfer ! Le vieux !

 

Colombine : - Je croyais qu’il ne devait pas revenir avant un mois.

 

Horace : - Ne discutons pas. Faisons disparaître Léandre dans la malle.

 

Colombine : Oui, vite, il ne faut pas que mon père le découvre dans cet état.

 

(On enferme précipitamment, Léandre dans la malle.)

 

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