DONNEZ-NOUS AUJOURD'HUI NOTRE PAIN QUOTIDIEN 30 Juin 2018

DONNEZ-NOUS AUJOURD'HUI NOTRE PAIN QUOTIDIEN

Comédie dramatique en 17 tableaux

de Gianmarco Toto

 

Les personnages

 

Rocco Drian (Le boulanger)

Louison Drian (La femme du boulanger)

Monsieur Bravar (Le maire)

Madame Bravar (L’Epouse du maire)

Josie (La petite - fille de Clémence)

Clémence (mère de la petite)

Monique Arquiller (Métayère)

Simone Delage (Epicière du village)

Adèle Mollisson (Maraîchère)

Le docteur Balland

Rosa (La gitane)

Félix (Le minotier)

L’associé du minotier

Une infirmière

L’inspecteur de police

Des villageois

 

L’action se situe dans le village de Pont-Saint-Esprit dans le Gard. Elle est inspirée de l’affaire du pain empoissonné qui a eu lieu dans cette commune durant l’été 1951.

 

 

 

 

 

 

Tableau1

Rocco le boulanger, le minotier et son associé.

 

Rocco entre en portant un énorme sac de farine sur l’épaule.

Félix le minotier le suit, un carnet de notes à la main.

 

Félix

Et de dix… Ce qui nous fait mille deux cents francs.

 

Rocco

(En déposant le sac de farine.)

Mille deux cents francs ? Fan des pieds ! Tu veux ma misère ? Bè, le prix de ta farine n’arrête pas de prendre l’ascenseur !

 

Félix

Hé, tu sais bien ce que sait ! Nous, minotiers, on est empégués par la fin de la guerre, comme tout le monde. Faut se lever tôt pour la trouver la farine. Alors on fait dans l’import. Et encore celle-là, elle est bon marché.

 

Rocco

Et elle vient d’où ta farine ? Du palais d’un sultan ? Fatche de con !

 

Félix

De Marseille, je te l’ai déjà dit. On fait avec ce qu’on a.

 

Rocco

(Il a ouvert le sac et égraine la farine entre ses doigts.)

Elle a une drôle de couleur celle-là ! Tu es sûr qu’elle est correcte ?

 

Félix

Hé, Rocco, tu ne vas pas commencer à maronner. C’est quoi cette question ? T’as déjà eu à te plaindre de moi ?

 

Rocco

Peuchère, non, mais je la trouve quand même plus différente qu’à l’ordinaire, c’est tout.

 

Félix

Hé, dis-donc, t’as oublié que toutes les farines ne sont pas traitées avec leur saloperie de fongicide pour la rendre plus blanche que blanche. Hé bé, pour celle-là, c’est sans doute le cas. Et puis, ça dépend des saisons. Ça fait combien de temps qu’il n’a pas plu chez nous, hein ?

 

Rocco

C’est bien vrai, ça. Cette chaleur, elle plombe dès le petit matin.

 

Félix

Et puis pourquoi tu crois que les prix ont augmenté ? (En articulant pour mieux être compris.) Parce que les quantités sont basses. Et quand les quantités sont basses ce sont les prix qui flambent. Voilà pourquoi ça râle dans tout le pays, fatche !

 

Rocco

(Moqueur.)

Ou peut-être aussi parce que les minotiers du coin ont les poches trouées.

 

Félix

Misère. Qu’est-ce que tu dis là ? Tu nous traites d’escrocs ? Pauvre mère, dis plutôt qu’il ne nous reste plus que des rataillons au fond des poches.

 

Rocco

(En sortant une liasse de billet de son tablier pour payer Félix.)

Allez vaï, je te charrie, mon Félix.

 

Félix

Tu me charries mais si tu voyais l’ambiance à la minoterie ces temps-ci. Basta, ça m’escagasse, té !

 

Rocco

(En comptant à haute voix.)

Mille, mille cent et cent qui font deux. (Il tend à l’argent à Félix.) Voilà pour toi. De quoi payer des vacances à ta femme.

 

Félix

Oh, fan de pet ! Ma femme, elle a assez à faire à la maison avec la belle-mère, té !

 

Rocco

Hé bé, envoie ta belle-mère en cure à la plage. Ca vous fera des vacances à ta femme et toi. (Il rit.)

 

Félix

Tu crois pas si bien dire. Allez, au revoir.

 

Rocco

C’est ça. A la prochaine Félix.

 

Les deux hommes se serrent la main. Rocco sort avec son sac de farine sur l’épaule. Félix continue de prendre quelques notes sur son carnet. L’associé de Félix apparaît.

 

L’associé

Bon, c’est fait ou tu comptes t’installer au village ?

 

Félix

Sur un autre ton, gàrri ! Les calculs vont pas se faire tout seul.

 

L’associé

Et la marchandise ?

 

Félix

C’est bon. Celle-là, on ne la reverra plus.

 

L’associé

C’est pas trop tôt. Depuis le temps qu’on la trimballe.

 

Félix

Vaï, tête de con ! Tu veux pas le hurler sur la place aussi ?(Il donne un coup de tête dans la direction où Rocco est sorti.) Il est juste à côté. Il a pas besoin de savoir. Allez, on s’en va.

Félix et son associé sortent  en silence.

 

Tableau 2

Le maire et les villageois.

 

Les citoyens apparaissent peu à peu sur la place du village tout en discutant joyeusement.

Rosa, une gitane, vient se poser sur un banc à part des autres. Elle tient un panier de fleurs à la main.

Josie, jeune fille du village que chacun surnomme « La petite », passe rapidement poursuivit par sa mère, Clémence.

 

Clémence

Josie, attends ! Où tu vas comme ça ? On dirait que tu as le diable aux trousses !

 

Josie

(En levant les yeux au ciel.)

Je te l’ai expliqué mille fois, maman. J’ai rendez-vous avec des amis à l’embarcadère. On va se baigner.

 

Clémence

Et moi qui pensais que tu allais écouter le discours du maire avec moi. Tu préfères mieux aller te pavaner avec tes càcous qu’accompagner ta pauvre mère ?

 

Josie

Allez vaï, moi ça m’intéresse pas ce qu’il a à dire le maire. Je préfère aller me baigner avec cette chaleur. Et ce ne sont pas des càcous, ce sont mes amis.

 

Clémence

(Un peu contrariée.)

Hé bé, vas-y, va retrouver tes amis !

 

Josie disparaît en vitesse. Rocco et sa femme , Louison, qui ont entendu la conversation entre la mère et la fille, se rapprochent.

 

Louison

Laissez-là faire, Clémence. C’est de son âge après tout. La fleur de la jeunesse.

 

Clémence

La fleur de la jeunesse ? Té, ma Josie, elle est plutôt une ronce et pas une rose. Je sais plus quoi faire avec cette gosse. Depuis que son père n’est plus là, je sais plus comment lui parler. Il lui manque un homme à la maison.

 

Rocco

(En se moquant gentiment.)

C’est à la fille qu’il manque l’homme ou c’est à quelqu’un d’autre ?

 

Clémence

Non mais dis-donc Louison, qu’est-ce qu’il insinue ton boulanger de mari ? (A Rocco.) Tu ferais mieux de lui faire de beaux enfants à ta femme. Quand on une belle épouse comme la tienne, on ne fait pas des remarques désobligeantes à une femme respectable.

 

Louison

(Riant et secouant un peu Rocco.)

Elle te l’a pas envoyé dire, celle-là. Voyou va !

 

Rocco

(Bon seigneur.)

C’est vrai, je m’incline Clémence. Vous avez gagné.

 

Entre temps, le maire et son épouse ont fait leur apparition sur la place. Brouhahas et applaudissements.

 

Le maire

Mes chers amis, mes chers amis, s’il vous plaît. Un peu d’attention, je vous prie. Je suis porteur d’excellentes nouvelles qui me viennent de Nîmes. Le préfet m’a certifié que le contrat de subsistance allait enfin reprendre effet dans les prochains jours et débloquer la situation. (Applaudissements des villageois.) S’il vous plaît, un peu d’attention.(le calme revient un peu.) Donc, les produits de première nécessité vont revenir d’ici peu en quantité et qualité. (Les applaudissements redoublent chez les villageois.) Depuis la libération, nous pensions en avoir fini avec cette maudite guerre mais cette dernière a laissé des cicatrices plus longues à soigner que n’importe quelle blessure. C’est pourquoi, il nous faudra encore beaucoup de patience avant que les choses ne reviennent à la normale. Je suis fier de chaque spiripontain. Vous êtes résistants, pugnaces et courageux. Et comme je le dis souvent aux maires des communes avoisinantes : à Pont-Saint-Esprit, il n’y a pas de grands soucis mais bien des gens d’esprit. (Les applaudissements et les exclamations redoublent.) Et à présent, tout le monde à l’apéritif car ce soleil, fatche de con, nous cogne déjà la tête. (Nouvelles acclamations et rires.)

 

Quelques villageois dressent une table de fortune sur laquelle ils disposent des bouteilles et diverses victuailles.

On se sert à boire  et on trinque tout en discutant. Dans un coin, Rosa, la gitane, est restée à part. Elle dispose des fleurs dans un panier.

 

Le maire

(A Simone, l’épicière.)

Alors, madame Delage, vous êtes rassurée à présent ? C’est bientôt le retour de l’abondance.

 

Simone

Moi, à votre place, je ne crierais pas trop tôt victoire. Quand on voit le temps que mettent les produits ménagers à venir jusqu’ici. Rien que la dernière livraison de savons de Marseille a mis un mois pour arriver. Pourtant Marseille c’est pas le bout du monde, té.

 

Adèle

Que tu dis, peuchère ! Moi, il fallu que j’attende plus de deux mois avant de recevoir les graines que j’avais commandé. J’ai cru que j’allais me tanquer là toute la saison sans pouvoir attaquer les semis. Quelle misère ! (En se tournant vers Rocco et Louison.) C’est pas vrai boulanger ? Combien de temps tu as attendu ta dernière livraison de farine ?

 

Rocco

Des lustres. Je ne veux même plus en parler, té. Et elle est pas donnée leur farine. Il faut que je puise dans les économies au lieu de payer des robes à ma douce.

 

Louison

(En plaisantant.)

C’est ça, fait ton beau, toi. Tu n’as plus offert une robe à ta femme depuis que nous sommes mariés.

 

Rocco

(Même jeu.)

Ecoutez-là celle-ci ! Langue fourchue ! C’est parce que ta robe de noces en coûtait plus de dix à elle seule.

 

Louison

(Même jeu.)

Mais je te charrie, vieille buse. Va pas te ruiner les sangs. Bientôt, c’est moi qui vais pouvoir me la payer toute seule la robe. L’émancipation des femmes, c’est pour bientôt.

 

Un villageois

Tu vas vite en besogne, Louison. Pour l’instant, ils en discutent seulement. 

 

Adèle

Ça pour discuter, ils discutent beaucoup tous ces bonhommes du gouvernement. Et après on dit que ce sont les femmes qui sont bavardes.

 

Simone

Laissez-nous, un jour, à nous les femmes, décider des lois et vous verrez. On va pas se languir des jours et des jours… Déjà, ça fait longtemps qu’on devrait avoir le droit de vote et l’autorisation d’avoir un compte en banque. Té, tout ça c’est la faute à la guerre. Et puis tous les bonhommes se sont fait escrimer et maintenant, les femmes sont plus nombreuses. Moi, parfois je me sens seule à l’épicerie. Des bras virils seraient la bienvenue pour ranger le stock.

 

Un villageois

Holà, Simone, tu cherches à te remarier ou quoi ? Bonne mère, va falloir filer droit, messieurs !

 

On rit de bon cœur sauf Simone qui tente d’envoyer son sac à la figure du villageois qui vient d’avoir cette parole.

 

Rocco

(Même jeu.)

En attendant, il faut encore le consentement du mari n’est-ce-pas docteur ?

 

Le docteur

Oh, moi, vous savez, je ne soigne que les maux du corps et non ceux du cœur.

 

Rocco

(Avec humour.)

Et ça se dit médecin ! Mais c’est qu’il me laisserait mourir de chagrin si ma femme me ruinait.

 

Les rires et les conversations se poursuivent. Rosa, la  gitane, a fini de disposer les fleurs dans son panier. Elle se lève, traverse la place et croise le regard de Simone et Adèle qui la dévisagent sévèrement puis elle s’éloigne.

 

Simone

Si c’est pas malheureux ça aussi. Estrangère…

 

Adèle

Je me demande bien comment elle fait pour vivre. On la voit rarement travailler.

 

Simone

Voleuse de poule, té, comme tous les gitans. Ces gens-là, ils ne devraient même pas exister.

 

Monique

(Qui a entendu la réflexion des femmes au sujet de Rosa.)

Je vous trouve un peu rude avec Rosa. Elle n’a jamais fait de mal et puis ces gens-là, comme vous dites, sont des rescapés de la guerre comme nous. Mon mari l’a déjà employé pour nous aider à la vigne. C’est une bonne travailleuse, vous savez. Elle pourrait bien vous seconder à la ferme, madame Molisson.

 

Adèle

Méfi, madame Arguiller ! J’ai trop peur du mauvais oeil. (Changeant de conversation.) Mais dites, votre mari n’est pas venu ce matin ?

 

Monique

Peuchère, il a trop de travail aux cépages. Ils refont toutes les clôtures en ce moment. Et avec cette cagna, il vaut mieux s’y mettre tôt le matin, à la fraîche.

 

Adèle

Fatche ! C’est vrai qu’il pique le soleil depuis quelques jours. On risque pas d’attraper la galine…

 

Les conversations se poursuivent sur le bruit des verres qui s’entrechoquent et des cigales dont le chant enfle progressivement. 

 

 

Tableau 3

Clémence et Josie

 

Le lendemain matin, chez Clémence et Josie. Dans la cuisine, Clémence coupe des tomates.

Josie apparaît encore en chemise de nuit. Elle se tient le ventre. Elle a le regard fixe, le visage pâle et inexpressif.

 

Clémence

(Sur le ton du reproche sans vraiment regarder Josie.)

Ah, tout de même ! Il était temps ! Une vraie dormiasse ! Tu es encore rentrée tard hier soir. Et puis, dis, tu iras chercher du pain ce matin parce qu’hier tu as fait un massacre. Il reste tout juste la moitié d’une miche.

 

Josie

J’ai mal au ventre.

 

Clémence

(Elle réalise soudain la fébrilité de Josie.)

Pécaire ! Tu es blanche comme un linge. Tu as mal au ventre dis-tu ? (Elle se lève pour poser la main sur le front de Josie.) Tu as de la fièvre, c’est certain. Tu es brûlante comme la pierre sous le soleil de midi…

 

Josie

(Soudain comme une démente.)

Ne me touche pas, saloperie !

 

Clémence

(Surprise)

Qu’est-ce que tu as dis ?

 

Josie

(Elle commence à se contorsionner de façon étrange.)

Laisse-moi ! Tu veux m’étouffer, monstre ! Laisse-moi !

 

Clémence

(Effrayée.)

Josie… Qu’est-ce qu’il te prend ? C’est moi, ta maman…

 

Josie

Va-t’en, ordure ! Tu n’es pas ma mère ! (Entre colère et hystérie.) Tu es un monstre ! (Elle s’étouffe en serrant sa gorge à deux mains.) Monstre ! Elle me tue ! Elle veut me tuer ! Aidez-moi !

 

Clémence

(Effrayée et presque en larmes, elle n’ose approcher de Josie.)

Ma pitchoune ! Ma Josie ! Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qu’elle a ?

 

Josie

(La voix et le corps torturés par la douleur et la folie.)

Maudite femme ! Tu n’es pas ma mère ! Je ne suis pas ta Josie ! Salope ! Fornicatrice ! Putain ! Je vais te tuer !

 

Josie avance, menaçante, sur sa mère.

Clémence hurle. Josie attrape sa mère par le col. Toutes les deux disparaissent dans la pièce à côté. Les hurlements de Clémence se mêlent aux rugissements de Josie.

 

 

Tableau 4

Le maire, la femme du maire puis des villageois.

 

Chez le maire et son épouse, la soirée passe tranquillement.

Il lit son journal, elle, un livre.

 

Le maire

Les voilà donc ces fadas de russes et d’américains qui se font la course à l’espace. On ne parle plus que de ça. Au lieu de vouloir allez sur la lune, ils feraient mieux de garder les deux pieds sur terre et faire attention à ne pas nous empéguer dans une troisième guerre. Pauvre monde, pauvres de nous !

 

La femme du maire

Et pourquoi tu t’agaces ? Laisse-le ce pauvre monde faire sa vie. Crois-moi, deux guerres presque à la suite ça lui a bien suffit. Et puis le travail revient. Il y a de la besogne pour tout le monde. On vit plus heureux qu’avant.

 

Le maire

Le calme avant la tempête. Quand tu vois comment ce Staline mène son peuple, il y a de quoi avoir peur. Epuration, goulags, purges… Je te le dis, c’est un fada ce type, un dictateur de plus comme l’autre moustachu.

 

On perçoit des bruits de pas et de voix à l’extérieur.

 

La femme du maire

Tu entends ? Ca a l’air de bouger dehors.

 

Le maire

(En se levant pour aller jeter un œil à sa fenêtre.)

Qu’est-ce que c’est que cette pagaille ? Ils vont où comme ça ? Qué, nos spiripontains deviennent fadas eux aussi ou quoi ?

 

La femme du maire

(Qui a rejoint son mari à la fenêtre.)

Regarde, il y a un petit groupe qui s’approche de la maison. Ils viennent par ici. Ils ont l’air complètement affolé. Oh, mon dieu, chéri qu’est-ce qui se passe encore ?

 

Le maire

Je sais pas, ma puce. Va leur ouvrir, va. Ça a l’air urgent.

 

La femme du maire sort un instant et revient vite accompagnée de quelques villageois terrifiés. Leurs visages   sont protégés par un bâillon.

 

Le maire

Et bien mes bons amis, qu’est-ce qui vous arrive ?

 

Un villageois

Il faut venir, monsieur le maire. Le village est comme fou devenu.

 

Le maire

C’est à dire.

 

Un autre villageois

Les gens font n’importe quoi. Ils hurlent, ils s’arrachent les vêtements, ils s’esquichent la figure contre les murs,…

 

Le maire

Bonne mère, qu’est-ce que vous me dites ?

 

Un autre villageois

On vous jure, monsieur le maire. On dirait que tout le village est possédé par le diable. Il y en a qui voit des flammes sortir de partout, d’autres, des monstres qui envahissent le village,…

 

Un autre villageois

Il y a même les frères Tomasi qui se prennent pour le toréador et son taureau… (Presque gêné.) Ils se croient à la corrida…

 

Le maire

A la corrida ? Quoi ? C’est une blague…

 

Un villageois

Comme on vous le dit. Venez vite, le docteur est déjà sur la place. On essaie de faire au mieux mais ça nous dépasse.

 

La femme du maire

Et pourquoi ces baillons sur vos figures ?

 

Un villageois

Le docteur pense que c’est peut être une épidémie. Il en sait encore trop rien. On a pas voulu prendre de risques. Peuchère, des fois qu’il y aurait contagion.

 

Le maire

Je vous suis. Le temps d’attraper ma veste.

 

La femme du maire

Je viens avec vous.

 

Le maire

(Avec fermeté en barrant la route à sa femme.)

Pas question. Il vaut mieux que tu gardes la maison.

 

La femme du maire

(Décidée, elle évite son mari et va fouiller dans un placard.)

Ah non ! Ne pas me mêler de tes affaires municipales, c’est une chose, mais quand il est question de porter secours aux gens de chez moi, j’estime que tu n’as pas…

 

Le maire

(Entre colère et inquiétude.)

Et si c’est une épidémie contagieuse comme ils disent, hein ? Tu vas t’esquinter la santé ?

 

La femme du maire

Pour l’instant, c’est toi qui m’esquinte la tête. Regarde-les, ils sont bien allés dehors eux et pourquoi pas moi. Il suffit de mettre le bâillon. (Elle remonte son foulard sur le visage.) Té, sitôt dit… (En mettant sèchement un masque à gaz  dans la main de son mari.) Et tiens, ça c’est pour toi. Je l’ai retrouvé dans ton barda militaire que tu ranges jamais. Mets-le va au lieu de me regarder bouche ouverte comme une carpe. Ça te rappellera des souvenirs. (Elle sort précipitamment.)

 

Le maire revêt son masque à gaz et lève les bras au ciel en signe d’impuissance .

 

Un villageois

(Presque amusé.)

Elle a de la suite dans les idées, votre femme, monsieur le maire. Y a pas à dire ! Avec ça sur la figure vous risquez rien.

 

Le maire

(Agacé.)

Vaï, vaï, c’est pas le moment de faire de l’esprit. Allons rejoindre le docteur…

 

Le maire et les villageois sortent.

 

 

Tableau 5

Le maire, la femme du maire, Le docteur, des villageois.

 

Le maire et son épouse déboulent sur la place de village dominée par un vent de panique générale.

On entend tout autour des cris de démence, des appels au secours. Le docteur Balland est au centre du chaos, il soutient Monique qui est en larmes et jette de temps à autre un œil inquiet aux alentours.

 

Le maire

(Il marmonne des mots inaudibles derrière son masque à gaz.)

…Octeur… ue se asse-’il ?

 

Le docteur

Monsieur le maire, c’est vous ? Qu’est-ce que vous dites ?

 

Le maire

(Arrachant son masque avec agacement.)

Que se passe-t’il, docteur ?

 

Le docteur

Vous voyez bien, té. C’est le chaos, le cauchemar, ici.

 

Le maire

Et qu’est-ce que c’est d’après vous ?

 

Le docteur

D’après ce que j’ai pu constater chez certains, ça ressemble fort à une intoxication.

 

Le maire

Une intoxication ? Et une intoxication à quoi ?

 

Le docteur

Je ne sais pas. Ça me fait penser au « mal des ardents ». Vous savez cette épidémie de maux de ventre, de crises terribles qu’on pouvait voir au Moyen-Âge.

 

Le maire

Mais on est plus au Moyen-Âge, docteur. Vaï ! Qu’est-ce que vous me racontez ?

 

Le docteur

Ecoutez, j’en saurai plus quand j’aurai ausculté un de ces malheureux mais pour l’instant il faut contenir cette pagaille.

 

La femme du maire

Et Monique. Qu’est-ce qu’elle a Monique ?

 

Le Docteur

C’est son mari.

 

Monique

(Secouée par des sanglots.)

C’est mon Firmin. Il a perdu la boule. Nous dinions paisiblement quand soudain il s’est levé de table en vociférant des paroles incompréhensibles. Il hurlait que l’ennemi était de retour, qu’il allait nous occuper de nouveau. Oh, bonne mère ! Il a pris son fusil, il s’est posté à la fenêtre de la cuisine et s’est mis à tirer à l’aveuglette à l’extérieur de la maison. J’ai tout juste eu le temps de me sauver par la porte de derrière.

 

La femme du maire

Oh, peuchère, ma bonne amie, ne vous inquiétez pas, nous sommes là à présent. On va aller le voir votre Firmin.

 

Le docteur

Des gars du village sont déjà partis à la métairie. Ils essaient de le raisonner mais Firmin s’est barricadé dans la maison et leur tire dessus comme des lapins. Ils n’osent plus approcher.

 

Le maire

Et que font les gendarmes ? Ils ont été prévenu au moins ?

 

La femme du maire

Dis-donc, pécaire, tu crois pas que c’est le rôle du maire, ça ?

 

Le maire

(Ne sachant plus au donner de la tête.)

Qué ?

 

La femme du maire

(Elle s’emporte.)

Oh, fatche de con, tu vas te bouger, oui ? Va donc prévenir les gendarmes au lieu de rester là, planté comme une outre vide.

 

Le maire

(Un peu perdu.)

Oui, oui, les gendarmes. Je fonce à la mairie.

 

La femme du maire

C’est ça, fonce.

 

Le maire disparaît rapidement.

Simone et Adèle, emmitouflées dans leur robe de chambre, apparaissent affolées.

 

Simone

(Apercevant le maire qui s’éloigne.)

Et où il va, le maire ? Il s’enfuit ?

 

La femme du maire

(Agacée.)

Basta, Simone ! Ne dites pas n’importe quoi ! Il est allé chercher les gendarmes.

 

Adèle

Hé bé, on n’est pas prêt de les voir arriver ceux-là. La cavalerie arrive toujours quand il est trop tard. C’est bien connu.

 

Le docteur

(Irritée par les commentaires des deux femmes.)

Vous n’avez rien de mieux à faire que de bavasser des sornettes ? Parce qu’on va avoir besoin d’un coup de main, je pense.

 

Adèle

Et qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Moi, je préfère ne pas m’approcher des autres. Des fois que ce serait contagieux leur maladie, là.

 

Simone

Si c’était contagieux, ça ferait longtemps que tu serais comme eux, ma pauvre.

 

Adèle

Que tu dis ! Moi, c’est le chat, ma vieille Gatoune, qui est devenue zinzin tout à l'heure. Elle s’est mise à faire des bons d’un mètre et à courir sur les murs. Comme je te le dis. Alors si le chat est contaminé, pourquoi pas nous.

 

Le docteur

(Avec intérêt.)

Et vous lui avez donné quoi à manger à votre Gatoune ?

 

Adèle

Comme d’habitude. Elle aime bien que je lui donne des petits bouts de pain trempés dans du lait. Vous la verriez, elle se régale comme une bienheureuse.

 

Le docteur

(Soudain pensif.)

Du pain… (A Monique.) Monique, est-ce que vous avez remarqué quelque chose d’anormal chez Firmin aujourd’hui ?

 

Monique

Il était comme d’habitude quand il est parti à la vigne ce matin. Mais ce midi, il se plaignait qu’il avait mal au ventre. Il n’a même pas voulu de la garbure que je lui avais préparée et qu'il aime tant.

 

Le docteur

Et ce matin, il a pris quoi au petit déjeuner ?

 

Monique

Et bé, comme d’habitude, té ! Il lui faut bien une baguette de pain entière à mon homme pour tenir toute la matinée dans les champs.

 

Le docteur

(Toujours pensif.)

Une baguette entière ? Il a de l’appétit. Je vois,… Je vois.

 

Soudain Rosa, la gitane, apparaît sur la place. Elle avance lentement, l’oeil hagard, visiblement impressionnée par ce qu’elle découvre tout autour d’elle.

 

Adèle

(Qui a repéré la présence de Rosa.)

Oui, moi aussi, je vois. Je vois le mauvais oeil qui vient constater le résultat de ses sortilèges.

 

Simone

(Qui aperçoit Rosa à son tour.)

Qu’est-ce qu’elle fait là, celle-là ?

 

Le femme du maire

(S'impatiente.)

C’est bien le moment, té ! Vous feriez mieux de retourner chez vous si vous n’êtes pas prête à donner main forte ! Laissez-là tranquille cette pauvresse. Elle est effrayée comme nous. Ça se voit comme un nez sur la figure.

 

Adèle

Et moi, j’ai du flair pour ces choses là. Je suis sûre qu’elle n’est pas étrangère à tout ça.

 

Le docteur

(Agacé.)

Ça suffit, on vous a dit, madame Molisson. Madame Bravard a raison. Si vous n’avez pas mieux à faire…

 

Soudain Josie déboule sur la place comme une possédée. Elle se fige devant Rosa, puis souffle et rugit après elle comme  le ferait un animal enragé. Clémence, terrifiée, vient à sa suite.

 

Clémence

Oh, mon dieu ! Arrêtez-là ! Mais arrêtez-là, donc !

 

La femme du maire

Clémence ! Sainte vierge ! Qu’est-ce qu’elle a la petite ?

 

Clémence

Je ne sais pas. Elle est comme ça depuis ce matin. Elle m’a agressé et m’a traité de tous les noms. J’ai réussi à la calmer et lui faire garder la chambre toute la journée mais voilà que ça lui reprend.

 

Josie

(Démente en hurlant face à Rosa qui ne bouge plus.)

Femelle ! Femelle ! Fornicatrice du diable ! (Soudain prise de convulsions en se roulant au sol.) Aidez-moi ! Elle me brûle la tête ! Elle m’arrache le ventre !

 

Adèle

Qu’est-ce que je vous disais ? Le diable. C’est le diable cette femme ! L’ensorcelée danse toujours devant son ensorceleuse !

 

Rosa

Laissez-moi tranquille ! J’ai rien fait ! Qu’est-ce qu’elle a ?

 

Le docteur

(En tentant de maîtriser Josie.)

Venez m’aider madame le maire. Il faut la maintenir sinon elle va se faire du mal !

 

Le docteur et la femme du maire saisissent Josie et la maintiennent fermement pas les bras. Josie continue de convulser. Clémence, effondrée, enlace sa fille. Adèle, Simone et Monique ne bougent plus, saisies par l’horreur de l’instant.

 

Rosa

(Presque en pleurs.)

Qu’est-ce qu’elle a ?

 

Autour les cris et les appels au secours enflent de plus en plus.

 

 

Tableau 6

Le docteur, une infirmière, le maire, des malades.

 

C’est le petit matin au dispensaire du village. Les malades sont nombreux. Certains sont alités, d’autres allongés au sol sur des couvertures, d’autres encore attachés à des chaises.  Ils paraissent plus calmes mais poussent régulièrement des plaintes de douleur ou se convulsent lentement.

Le docteur poursuit ses auscultations. Il est aidé d’une infirmière qui porte un masque médical.

Le maire apparaît.

 

Le maire

Bonjour docteur. (En adressant un signe de tête à l’infirmière.) Mademoiselle…(Puis au docteur.) Comment vont-ils ?

 

Le docteur

(Fatigué, il s'assoit, retire son masque et se frotte le visage pour récupérer.)

Leur état est stationnaire mais je suis inquiet pour les plus âgés. Ils sont très affaiblis par la fréquence des crises. Je crains que certains ne s'épuisent trop vite. J'ai contacté les hôpitaux de la région, ils envoient des ambulances pour la prise en charge.

 

Le maire

C'est donc si grave que ça, docteur ?

 

Le docteur

J'en ai bien peur. Pour moi, c'est bien le "mal des ardent".  Je vous explique. C'est en fait un empoisonnement à l'ergot de seigle, un champignon qu'on trouve souvent dans de la farine de mauvaise qualité. Ça provoque exactement les mêmes symptômes que vous voyez. Douleurs stomacales, fièvre, hallucinations,… On en saura plus après les analyses de sang.

 

Le maire

(Désolé.)

Bonne mère. Vous pensez alors que le pain est responsable de tout ça ?

 

Le docteur

Je le crains fort. Vous devriez aller en toucher deux mots à Rocco. Si ça farine est mauvaise, il doit absolument cesser de fabriquer du pain ou sinon tout le village y passera.

 

Le maire

(Catastrophé.)

Vous croyez ? (Un silence. Puis il comprend l’insistance dans le regard du docteur.) Vous avez raison, je vais le prévenir et réunir le village pour informer les gens.

 

Le docteur

C'est cela. Il faut absolument qu'ils cessent de consommer du pain jusqu'à nouvel ordre.

 

Une crise plus forte de démence et de douleur reprend chez les patients. Le docteur, aidé de l'infirmière, se tourne vers ses malades et abandonne le maire à ses pensées.

 

Le maire

(Hébété.)

Ne plus consommer de pain jusqu'à nouvel ordre…

 

Le maire sort sous les hurlements de douleur des malades qui enflent.

 

 

 

Tableau 7

Rocco, Louison

 

C’est le matin. Chez les Drian, Louison met le couvert.

Rocco apparaît. II a l’air contrarié. Il s’assoit, pensif.

 

Louison

(Avec un sourire.)

D’ordinaire, quand un gentil mari retrouve sa gentille épouse, il l’embrasse tendrement. (Elle s’assoit auprès de Rocco.) Tu as l’air exténué, pécaire. Boudiou, cette nuit a été, je crois, la plus longue de toutes. (Un silence.) On a eu des nouvelles des malades ? Comment vont-ils ?

 

Rocco

(Sombre.)

J’ai vu le maire.

 

Louison

Alors ?

 

Rocco

Ils les ont installé au dispensaire et on va les transporter jusqu’à l’hôpital.

 

Louison

C’est si grave que ça ?

 

Rocco

Certains n’arrivent pas à s’en remettre. Les plus vieux, les plus fragiles,…

 

Rocco plonge son regard dans celui de Louison puis se jette subitement dans ses bras.

 

Louison

(Inquiète.)

Qu’est-ce que tu as ? Tu es tout tremblant. Tu n’es pas malade, j’espère.

 

Rocco

J’ai vu le maire. Il voulait me parler. Le docteur pense que tous ces gens sont victimes d’une intoxication alimentaire. C’est mon pain qui est mis en cause.

 

Louison

Comment ça ?

 

Rocco

Ils supposent que la farine que j’ai utilisée contenait de l’ergot de seigle.

 

Louison

(Elle monte le ton.)

Peuchère, mais ce ne sont que des suppositions. Qu’est-ce qu’il en sait, le maire ? Avant de lancer des accusations faut avoir des preuves. Ils les ont fait les recherches, les analyses ?

 

Rocco

Ils vont envoyer un échantillon à Toulouse.

 

Louison

(Fermement.)

Baste. Voilà, à Toulouse. Faut attendre déjà qu’elles reviennent de Toulouse, les analyses. (Déterminée en se levant.) Je vais aller lui en toucher deux mots, moi, au maire. Je vais lui apprendre à avoir des soupçons sans savoir…

 

Rocco

(Il reprend les mains de Louison dans les siennes pour l’empêcher.)

Ça ne sert à rien, ma belle. Tu sais ce qu’il pense de moi, le maire.

 

Louison

(En colère.)

Qué ? Tout ça parce que tu faisais partie de l’opposition lors des dernières municipales ? Et puis quoi encore ? Tu as le droit d’avoir tes opinions. C’est pas un péché. Tu n’as rien fait. C’est pas comme cette bourrique de maire qui ne s’est pas gêné pour faire du marché noir pendant la guerre, lui. Tout le monde le sait, ça, et personne ne dit rien.

 

Rocco

Faut pas tout mélanger, Louison. La guerre c’était la guerre. Et de toute façon qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

 

Louison

(Furieuse.)

Te défendre. Te battre. Leur montrer à tous que tu es un honnête homme. Enfin, tu ne vas pas te laisser enquiquiner par cet hypocrite. (Elle se calme soudain en voyant Rocco se prendre le visage à deux mains.) Oh pardon, peuchère, excuse-moi, je ne voulais pas te crier dessus. (Elle le prend dans ses bras.) Je ne voulais pas. Ne t’inquiète pas. On va pas se laisser faire. Ta petite femme, elle est avec toi. Tu n’es pas tout seul. (Un temps où le couple reste enlacé.) Tu sais à quoi je pense, moi, quand j’ai le coeur qui chavire ? Je repense à cette fois où tu m’as demandé en mariage sur le bord du fleuve. Il faisait doux. La saison des vendanges venait tout juste de commencer. Tu m’a pris la main et on a marché des kilomètres. Tu étais tellement timide que tu n’osais pas me le demander. (Elle rit.) Je ne sais plus combien de kilomètres nous avons marché mais mes pieds s’en souviennent encore. (Plus doucement.) Puis, tu t’es arrêté. Tu m’as regardé. Tu as pris une grande respiration. C’est là, que j’ai compris. Quand tu as pris cette grande respiration avant que tes lèvres tremblantes ne s’ouvrent pour libérer les mots du bonheur : « Louison, veux-tu m’épouser ». J’avais même cru à ce moment là ne plus entendre le chant des cigales, le souffle capricieux de l’Aguiéloun, même les clapotis du fleuve se taisaient pour te laisser parler. (Insistante.)Il faut me parler, Rocco, faut pas me laisser comme une pauvresse qui ne comprend rien à rien. Toi, tu es la parole et moi, le cœur qui t’écoute avec l’oreille bien ouverte.

 

Rocco et Louison restent dans les bras l’un de l’autre. Dehors, le chant des cigales enfle un peu.

 

 

 

Tableau 8

Rocco, Louison, des villageois.

 

Rocco et Louison s’affairent dans la boulangerie.

Deux clientes attendent.

 

Louison

Et pour madame ce sera ? Un fougasse comme d’habitude ?

 

La cliente

Non. Un paquet de biscottes, s’il vous plaît. (Gênée.) Je suis au régime alors vous comprenez…

 

Louison

Oui, oui, je comprends. Quand il s’agit de la santé. (Elle lui tend le paquet et encaisse la monnaie. ) Au revoir madame.

 

Sans un mot, la cliente disparaît à petits pas rapides de la boulangerie. La seconde cliente s’avance au comptoir.

 

Une autre cliente

Ce sera la même chose pour moi.

 

Rocco cesse net son activité et fixe la nouvelle cliente.

Louison adresse un coup d’oeil rapide à son mari.

 

Louison

(A la cliente.)

Un paquet de biscottes, donc ?

 

La seconde cliente

Vous m’en mettrez deux, s’il vous plaît.

 

Louison

Bien madame.

 

Louison tend les deux paquets à la cliente puis encaisse la monnaie. La seconde cliente sort aussi rapidement de la boulangerie que la première.

 

Louison

Si ça continue comme ça, le village va se retrouver en pénurie de biscottes.

 

Rocco

(Agacé.)

Il a parlé. Je suis certain qu’il a parlé.

 

Louison

Qui ?

 

Rocco

Le maire, té. Cet imbécile n’a pas pu tenir sa langue, j’en suis sûr.

 

Louison

Rocco, tu sais comme sont les gens, ici. Les nouvelles vont vite. Et il en faut peu…

 

Rocco

Je sais comment ils sont, ici. Je te rappelle que j’y suis né, ici. Même la guerre ne les a pas changé, les gens. T’as vu ce qui se passe depuis ce matin ? Pas un client n’a voulu de mon pain. Il a parlé. Alors maintenant tout le monde se fait des illusions.

 

Louison

 Baste ! Qui se fait des illusions ? Toi, toi, tu te fais des illusions. Je suis certaine que la mère Delage n’en vend pas plus que toi du pain à l’épicerie.

 

Rocco

Ça ne risque pas. Elle a vidé ses rayons. Elle n’en vend plus. Par contre, elle a fait venir un stock de biscottes pour un régiment.

 

Louison

(Fatiguée.)

C’est Simone. Tu la connais.

 

Rocco

Ça pour la connaître, je la connais, oui.

Louison

(Même jeu.)

Rocco, s’il te plaît, on en a déjà parlé. C’est pas la peine de s’inquiéter tant qu’on a pas les résultats des analyses.

 

La discussion cesse lorsque Clémence apparaît.

 

Louison

(Avec joie.)

Clémence, bonjour. Comment vas-tu et comment va la petite ?

 

Clémence

(Aimable mais distante.)

Elle va mieux. Le docteur n’a pas cru utile de l’envoyer à l’hôpital. Elle se remet plus vite que les autres. Son jeune âge sans doute. Elle va bientôt rentrer à la maison. C’est une question de jours.

 

Louison

C’est tant mieux. Je suis rassurée. Tu désires ?

 

Clémence

Cinq cent grammes de levures, s’il te plaît.

 

Louison

(Cachant mal sa surprise.)

De la levure ? Tu vas préparer des gâteaux pour fêter le retour de ta fille à la maison ?

 

Clémence

Non, non, c’est pour autre chose.

 

Sans insister, Louison prépare la levure, la remet à Clémence et encaisse.

 

Clémence

Merci Louison. A plus tard. Bonne journée à toi.

 

Louison

Bonne journée Clémence et embrasse la petite pour nous.

 

Clémence sort sans un mot.

 

Rocco

(En se campant devant Louison.)

T’as vu ? T’as bien vu ?

 

Louison

J’ai rien vu.

 

Rocco

La levure.

 

Louison

Et bien quoi la levure ?

 

Rocco

Mais c’est pour faire son propre pain ! C’est évident !

 

Louison

(Entre lassitude et agacement.)

Moi, je sais plus ce qui est évident ou non. Clémence est une amie de longue date et je considère la petite presque comme ma fille, alors…

 

Rocco

Comme les autres ! Elle fait comme les autres !

 

Louison

(S’emporte.)

Baste, Rocco. J’en peux plus. Tu me fatigues avec…

 

La dispute est interrompue par l’entrée du maire.

 

Le maire

(Il affiche une expression de gravité apparente.)

Louison, Rocco, bonjour…

 

Louison

Monsieur le maire ?

 

Le maire

Je suis venu vous informer des résultats des analyses. Rocco t’en a parlé, Louison, je pense…

 

Louison

(La gorge nouée.)

Oui…

 

Le maire

(En sortant un papier de sa poche.)

Voilà, je vous ai amené une copie. Les résultats sanguins sont positifs à l’ergot de seigle. Il y a vraisemblablement intoxication alimentaire.

 

Louison

(Glacée.)

Oui…

 

Rocco s’est assis et fixe le maire d’un regard sans expression.

 

Le maire

Je suis donc dans l’obligation de vous demander de cesser votre activité. (En sortant un autre papier de sa poche.) Voici l’arrêté municipal que je vous prie d’afficher sur la vitrine du magasin.

 

Louison

Jusqu’à quand ? Qu’est-ce qu’ils ont décidé ?

 

Le maire

Rien de définitif. Je vous tiens au courant. (En tendant les papiers à Louison.) Bien en évidence sur la vitrine. Pour que la gendarmerie vous laisse en paix.

 

Louison

(Hébétée.)

Sur la vitrine, oui…

 

Le maire

Demain, je ferai une annonce publique pour que chacun mesure la gravité du problème et que la solidarité s’exprime… Nous sommes avec vous… On ne vous laissera pas tomber… Voilà…  Et encore désolé pour tout ça.

 

Le maire disparaît. Rocco ne bouge plus. Il a plongé son visage au creux de ses mains. Louison reste figée, son regard rivé sur le document qu’elle tient entre ses mains.

 

 

Tableau 9

Le maire et sa femme, le docteur, Clémence, Josie, Rosa, Monique, Simone, Adèle, Rocco et Louison

 

Les villageois sont réunis sur la place devant la mairie. 

 

Simone

Fatche de con ! Il va nous faire attendre longtemps sous ce cagnard ?

 

Adèle

Pleure pas. Nous ne sommes pas les seules à attendre. Et puis à l’ombre des platanes, on ne risque pas grand chose. Et pourquoi tu n’as pas pris ton capéou, toi aussi ?

 

Simone

C’est pas ça. Mais avec ses communications générales, il m’escagasse la journée, cette bestiasse de maire. J’ai une épicerie à faire marcher, moi.

 

Adèle

Pareil pour moi, les légumes ne vont pas se cueillir tout seuls. On est tous dans le même bateau.

 

Rosa apparaît et s’assoit à l’ombre d’une arbre, à l’écart des deux femmes.

 

Simone

Té, regarde qui vient. La cagole !

 

Adèle

(Riant presque.)

Oh, tu exagères. C’est une gitane, oui, mais pas forcément une femme de mauvaise vertu.

 

Simone

Baste, le mois dernier, je l’ai vu une fois sortir de chez Monique. Et Monique, elle était pas là puisqu’elle rendait visite à sa soeur à Avignon. Je le sais. C’est elle qui me l’avait dit. Et chez Monique, il n’y avait que le Firmin. Et elle, cette estrangère, moi, je l’ai surprise qui sortait rapidement de la maison. L’épaule était un peu dénudée si tu vois ce que je veux dire. Et quand elle a croisé mon regard, elle a perdu la figure et s’est dépêchée de filer sans demander son reste.

 

Adèle

C’est pas pour ça que c’est une cagole. Et puis le Firmin, il a toujours été un coureur de jupons. C’est bien connu au village. Moi-même, à une époque…

 

Simone

(Surprise.)

Alors là, tu m’espantes ! Toi et le Firmin ? Tu me laisses bleue sur le cul !

 

Adèle

Et bien quoi ? Fais pas cette tête d’ahurie. Nous étions jeunes, c’est naturel.

 

Simone

(Estomaquée.)

Alors Toi ! Alors toi, tu manques pas d’air…

 

Adèle

Et toi, il t’en faudrait un peu pour t'aérer là où je pense et te remettre en joie. (Elle aperçoit Clémence et Josie qui s’avancent.) Té, regarde qui arrive. Un peu de douceur dans ce village. Comment vas-tu ma petite ? Nous sommes bien rassurées de te retrouver en bonne santé, tu sais.

 

Josie

Je vais beaucoup mieux. Je vous remercie madame Molisson. Les docteurs disent que je suis guérie.

 

Simone

C’est ta maman qui est rassurée aussi, tu sais. Elle se faisait un sang d’encre pour toi.

 

Josie

(Elle prend sa mère par le bras en la regardant tendrement.)

Je sais. Elle est restée à mon chevet jour et nuit.

Simone

Hé, peuchère, c’est une maman. Il n’y a qu’une maman pour faire ces choses-là.

 

Rocco et Louison apparaissent à leur tour. Leur présence déclenche un instant un certain malaise.

Puis c’est le maire qui apparaît, en grande discussion avec le docteur. L’épouse du maire marche aux côtés de Monique dont le visage est couvert de larmes.

 

Adèle

Ah, les voilà. C’est pas trop tôt.

 

Clémence

Qu’est-ce qui se passe encore ? Tu as vu ? Monique est en larmes…

 

Josie

Regardez. Le maire va parler.

 

Le maire

(Son visage est grave.)

Mes chers concitoyens. L’instant est grave. Le docteur Balland est venu nous annoncer ce matin que Firmin Arguiller a succombé cette nuit des symptômes du terrible fléau qui a secoué notre village récemment. Toutes nos pensées vont à Monique, son épouse. Notre douleur se joint à la sienne dans ce terrible drame qui touche notre commune. Nous vous tiendrons informés de la date des obsèques afin que chacun puisse venir rendre les derniers hommages à notre regretté compagnon. On m’a annoncé aussi que d’autres personnes luttaient encore entre la vie et la mort et que, suite à ce décès, une enquête était ouverte par le procureur de Nîmes. Comme vous le savez, les récentes analyses effectuées par les laboratoires médicaux supposent la présence d’ergot de seigle dans la farine utilisée pour la fabrication de notre pain. Les tests de dépistage sont en cours. A cet égard, monsieur Rocco Drian et son épouse, conscients de leur responsabilité, ont accepté de mettre leur activité en cessation temporaire d’activité dans l'attente des résultats définitifs. Ils devront se tenir à disposition des autorités compétentes. C’est tout pour aujourd’hui.

 

Un silence lourd pèse sur la place du village.

Les regards se tournent vers Louison et Rocco . Louison tente de s’approcher de Monique mais le maire et le docteur l’en empêche poliment pendant que l’épouse du maire s’éloigne avec la veuve.

Les villageois s’éparpillent avant de disparaître. Louison et Rocco restent seuls sur la place. Rosa, touchée par cette nouvelle, regarde le couple qui s’enlace tristement. Elle avance un peu vers eux puis se ravise et disparaît à son tour.

Le chant des cigales enfle dans la campagne tout autour.

 

 

 

Tableau 10

Le curé, le maire et son épouse, Monique, Adèle, Simone, Clémence, Josie, Louison et Rocco

 

Jour des funérailles au cimetière. Le curé termine son sermon.

 

Le curé

…Jésus lui dit: Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en Moi, quand même il serait mort, vivra, et quiconque vit et croit en Moi, ne mourra jamais. Amen.

 

Tous

Amen !

 

Le curé

Prions ensemble mes frères. Notre père qui est au cieux…

 

Tous

Notre Père, qui est aux cieux,…

 

Le curé

que ton nom soit sanctifié,…

 

Tous

Que ton nom soit sanctifié,…

 

Le curé

Que ton règne vienne,…

 

Tous

Que ton règne vienne,…

 

Le curé

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel…

 

Tous

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel…

 

Le curé

Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien…

 

Tous gardent le silence à ce moment là et fixent Rocco qui redresse lentement la tête. Louison à ses côtés, relève la tête aussi puis, submergée par une soudaine crise de larmes, disparaît en laissant Rocco seul.

 

Le curé

(Avec un certain malaise.)

Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés…

 

Tous

Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés…

 

Le curé

Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal.

 

Tous

Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal.

 

Le curé

Allez dans la paix du Christ.

 

Tous

Et avec votre esprit.

 

Le curé

Dimanche prochain, une messe du souvenir sera donnée en l’église afin de prier ensemble pour le repos de l’âme de notre frère Firmin Arguiller.

 

Les villageois jettent un à un une poignée de terre sur le cercueil du défunt. Monique, toujours soutenue par l’épouse du maire et accompagnée de ce dernier est la première à s’éloigner. Elle s’arrête devant Rocco, le fixe droit dans les yeux puis lui adresse une gifle avant de s’effondrer en pleurs et disparaître avec le maire et sa femme. Les autres villageois passent devant Rocco sans le regarder sauf Josie qui se retourne vers lui avant d’être entraînée sèchement par sa mère.

A bout de nerf, Rocco s’effondre en larmes sur le chant des cigales qui enfle tout autour.

 

 

Tableau 11

Rocco, Simone, Adèle, Clémence, Josie puis les minotiers

 

Rocco est seul à la terrasse d’un café. Il est ivre.

Josie apparaît et vient lui servir une bière.

 

Josie

C’est la dernière. Le patron dit que tu as trop bu et que son café n’est pas là pour entretenir les soulots du coin.

 

Rocco

Tu diras à ton patron que je me saoule si je veux.

 

Josie

Dis-lui toi même.

 

Rocco

(Il esquisse un sourire narquois.)

Tu as du caractère, c’est bien.

 

Josie

(Elle s’assoit à la table de Rocco après avoir vérifié que son patron ne la regardait pas.)

Et vous, vous en manquez, de caractère, monsieur Drian. Vous ne devriez pas vous laisser aller comme ça. Votre épouse, elle compte sur vous. Et puis ça va s’arranger.

 

Rocco

Qu’est-ce qui va s’arranger ? (Avec amertume.) Tout ne fait qu’empirer. Qu’est-ce que tu racontes ? Vaï, va t’occuper des clients et laisse moi tranquille… (Il avale une gorgée de bière.)

 

Josie, agacée, se relève et s’éloigne. Simone et Adèle apparaissent et s’installent à une table.

 

Adèle

(Avec un soupir de soulagement.)

Ah, c’est l’heure d’une bonne limonade bien fraîche, té. J’ai cru que j’allais mourrir dans ce champs, moi.

 

Simone

Tu as vu qui se saoule comme une barrique ?

 

Adèle

J’ai vu. Ne le regarde pas. Peuchère, on noie sa culpabilité comme un peu.

 

Simone

Si c’est pas une misère de voir ça. Et ça ne le gêne pas de laisser sa pauvre femme toute seule.

 

Adèle

Pour tout te dire, je crois qu’entre eux ça fait un moment que les cigales ont arrêté de chanter.

 

Simone

Hé, que veux-tu, c’est ça quand on réalise que son homme est un criminel. Ça doit faire un choc.

 

Rocco

(Qui a tout entendu, en renversant sa table de colère.)

Qui est criminel, ici ? Qui, Simone ? Répétez-le pour voir.

 

Simone

Et bien, jeune homme, baste, calme-toi. Nous parlions avec Adèle, c’est tout.

 

Rocco

Ah, ça pour parler, vous parlez bien. Mais votre langue empeste le poison a des kilomètres. Vipères !

 

Adèle

Hé, Rocco, doucement les basses, nous n’y sommes pour rien. Va cuver ton vin ailleurs et laisse-nous tranquilles.

 

Rocco

C’est ça. Tranquille. C’est comme ça dans ce village. Il faut que chacun garde sa chère tranquillité. Surtout on ne fait pas de vagues, on fait semblant, on a rien vu, on ne dit rien. Et puis c’est de la faute aux autres, surtout de la faute aux autres.

 

Simone

Quoi ! C’est de la nôtre peut-être si ton pain était empoisonné ?

 

Rocco

(Il hurle.)

Pas mon pain, pauvres femmes que vous êtes ! Pas mon pain ! Espèces d’imbéciles ! La farine ! C’est peut être la farine ! Et encore, on n'en sait rien. On n'a pas reçu les résultats. Et moi, je ne la fabrique pas, la farine.

 

Adèle

Tu parles, voilà le résultat ! Un boulanger digne de ce nom est censé reconnaître de la farine avariée, non ? Et puis d'où il viendrait cet ergot qu'on a trouvé dans le sang des gens ? Faut bien qu'il vienne de quelque part. Alors, fiche-nous la paix et va t’empéguer ailleurs…

 

Rocco

(En hurlant avant de s’enfuir.)

Pauvres femmes !

 

Josie

(Qui réapparait en courant, attirée par les cris.)

Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que vous lui avez dit ?

 

Simone

Nous ? Rien du tout, peuchère. Boudiou, C’est lui qui est fada. Toute cette histoire lui cause du soucis, voilà tout.

 

Adèle

Oui, voilà tout.

 

Josie leur sert deux limonades que les femmes dégustent en regardant la jeune fille remettre la table en place.

Le chant des cigales enfle dans la campagne.

 

 

 

Tableau 12

Rocco, les minotiers

 

Il fait déjà nuit. Rocco avance en titubant légèrement sur le chemin du retour. Deux hommes lui barrent soudain la route. Ils portent des casquettes qui dissimulent en partie leur visage.

 

Félix

Tiens, tiens, mais c’est notre ami Rocco. Hé, collègue, tu découches ou quoi ?

 

Rocco

Qui est là ? Félix, c’est toi ? Pourquoi tu te caches dans le noir ?

 

Félix

Qui se cache, ici ? (A son associé.) Tu vois quelqu’un se cacher, toi ?

 

L’associé

Hé, peuchère, non. Et pourquoi il faudrait se cacher ?

 

Rocco

Qu’est-ce que vous faites là ?

 

Félix

On prend l’air frais. On s’est dit, mon associé et moi, que ce serait bien d’aller rendre une petite visite de soutien à notre collègue. (A son associé.) N’est-ce pas ?

 

L’associé

Et pour sûr. Avec tout ce qui s’est passé, ici. On s’est dit que ce serait bien de venir discuter un peu avec toi.

 

Rocco

J’ai pas envie de discuter. Je veux rentrer chez moi. Je veux voir Louison.

 

Félix

Ne t’inquiète pas. On est déjà passé chez toi. On a vu Louison. Elle était inquiète la pauvrette. Alors on lui a dit qu’on allait te chercher, tu vois.

 

Rocco

(Qui réalise enfin que la présence des deux hommes n’est pas anodine.)

Qu’est-ce que vous avez fait ?

 

Il veut se précipiter afin de poursuivre son chemin mais Félix et son associé le retiennent fermement.

 

Félix

Nous ? On a rien fait. Pas encore en tout cas. Mais toi, mon brave Rocco. Qu’est-ce que tu as l’intention de dire demain aux policiers ?

 

Rocco

Dire ? Dire quoi ? Lâchez-moi !

 

Félix

Oui, de dire au sujet de la farine qu’on t’a livré.

 

Rocco

Quoi ? Vous le saviez ? Vous saviez que la farine était de mauvaise qualité et vous n’avez rien dit ?

 

Félix

(A son associé.)

C’est moi qui pose les questions, pour le moment. (Il monte le ton.) Qu’est-ce que tu vas leur dire ?

 

Il donne un grand coup de poing dans le ventre de Rocco qui s’affaisse au sol.

 

L’associé

Té, le voilà qui dit plus rien à présent.

 

Félix

Laisse-le souffler un peu, pécaîre. Regarde-le, il a un peu trop bu notre ami, ce soir. C’est tout naturel. Avec tous ces soucis qui lui tombent sur la figure. (Il frappe à nouveau Rocco.) Il ne faudrait pas que d’autres soucis se rajoutent à la liste déjà longue. Hein, Rocco ? Si par exemple les policiers apprenaient d’où vient la farine. (Il frappe encore Rocco.) C’est entendu, Rocco ? On fait toujours affaire, toi et moi ? C’est à la vie, à la mort. Entre collègues. Pense aussi à cette bonne Louison. Il faut la protéger, n’est-ce pas Rocco ? (Il frappe encore Rocco.)Et pour ça, je ne connais qu’un moyen. Le silence. Tu sais, Rocco ? Le silence comme celui que font les cigales quand elles arrêtent de chanter parce qu’elles ont senti le danger. (Il lâche Rocco qui reste à terre en se tenant le ventre.) Allez, on va te laisser rejoindre ta femme. C’est vrai qu’il fait doux ce soir. Le temps idéal pour une petite promenade.

 

Les deux hommes s’éloignent.

Rocco reste étendu au sol.

 

 

 

Tableau 13

L’inspecteur de police, Rocco, Louison, le docteur, la femme du maire.

 

L'inspecteur de police a réuni quelques témoins de la nuit du drame ainsi que Rocco et son épouse.

Il consulte un dossier tout en déambulant dans la pièce.

 

L'inspecteur

(En refermant le dossier.)

Bien. Messieurs, dames, il y a plusieurs points que je souhaite éclaircir concernant cette affaire. Monsieur le maire nous a procuré cette salle afin que nous prenions le temps de revoir tout ça. (A l'épouse du maire.) Vous le remercierez de son accueil. Je crois savoir que son absence d'aujourd'hui est justifiée par quelques formalités importantes dont il doit s'acquitter.

 

La femme du maire

En effet, il est en train de rédiger un rapport circonstancié des faits qui se sont déroulés au village. C'est pour cela qu'il m'a demandé de le représenter. Si je puis aider en quoique ce soit.

 

L'inspecteur

Sans nul doute, madame. Je crois savoir que vous étiez sur les lieux lors de cette nuit.

 

La femme du maire

Tout à fait. Nous nous sommes rendus sur la place du village où le docteur portait déjà assistance aux personnes souffrantes.

 

L'inspecteur

Pouvez-vous me dire si vous avez noté ce soir-là des faits d'un autre genre qui auraient éveillé votre curiosité ?

 

La femme du maire

Rien de particulier si ce n'est le profond désarroi dans lequel nous nous trouvions tous.

 

L'inspecteur

Est-ce que monsieur Drian était présent à ce moment-là ?

 

La femme du maire

Non, je ne crois pas l'avoir aperçu. Il y avait tellement de monde que…

 

L'inspecteur

(Il se tourne vers Rocco.)

Monsieur Drian. Où étiez-vous cette nuit-là ?

 

Louison

Mon mari était déjà en train de préparer sa fournée du matin.

 

L'inspecteur

Madame, je vous prie de ne pas intervenir si on ne vous a pas questionné. C'est à votre mari que je m'adresse. C'est de lui que j'attends une réponse. (Puis se tournant vers Rocco.) Alors monsieur Drian ?

 

Rocco

Ma femme vous a répondu. J'étais déjà au travail.

 

L'inspecteur

Comme tout bon boulanger qui se respecte. Je connais un peu l'activité. Un de mes oncles était du métier. Avez-vous réalisé ou entendu ce qui se passait à l'extérieur dans les rues ?

 

Rocco

En général, je mets la radio assez fort pour me tenir éveillé. Le bruit a du couvrir la rumeur de la rue.

 

L'inspecteur

Donc, vous n'avez rien entendu.

 

Rocco

Non.

 

L'inspecteur

A quel moment vous êtes-vous rendu compte qu'il se passait quelque chose d'anormal au village, alors ?

 

Rocco

Au petit matin. Des voisins sont venus m'avertir.

 

L'inspecteur

Des voisins. Il faudra me donner les noms de ces voisins, monsieur Drian. (Il se tourne vers le docteur.) Docteur Balland pouvez-vous me décrire un peu le comportement des victimes ?

 

Le docteur

Ils étaient incohérents et hallucinés. Ils poussaient des rugissements et des cris terribles. Il a bien fallu la moitié de la nuit pour tous les maîtriser. Une fois que ça a été fait, nous les avons réuni au dispensaire du village.

 

L'inspecteur

La moitié de la nuit ? (Se tournant vers Rocco.) Et vous, vous n'avez rien entendu.

 

Rocco

Je vous ai déjà expliqué pourquoi je n’ai rien entendu.

 

Louison

Notre boulangerie est un peu excentrée. C'est peut être aussi pour cette raison que mon mari n'a pas…

 

L'inspecteur

(Avec insistance.)

Madame Drian, pour la seconde fois, je vous demande de ne pas intervenir de votre propre chef lorsque c'est au prévenu de s'exprimer.

 

Louison

(Elle se lève, s'emporte.)

Au prévenu ? Vous parlez de lui comme s'il était coupable. Mon mari n'est coupable de rien. Ce n'est pas de sa faute si la farine était de mauvaise qualité.

 

L'inspecteur

(Avec autorité.)

Madame Drian. C'est l'enquête qui nous dira si votre mari est responsable ou non des faits qui lui sont reprochés. Pour la dernière fois, veuillez vous taire et vous rasseoir.

 

Rocco prend la main de sa femme qu'il ramène doucement à sa chaise. L'inspecteur rouvre le dossier et le consulte. Il règne un silence pesant dans la pièce.

 

L'inspecteur

Monsieur Drian, qui est votre fournisseur de matière première ?

 

Rocco se redresse un peu. Il ne peut contenir un certain malaise.

 

L'inspecteur

Monsieur Drian, avez-vous entendu la question ?

 

Rocco

Oui.

 

L'inspecteur

Et bien ? Nous attendons.

 

Rocco

Ça dépend. Je me fournis chez plusieurs minotiers. C'est selon.

 

L'inspecteur

(Plus sèchement.)

C'est selon ? Mais vous savez bien qui vous a livré par exemple la farine, la veille du drame, oui ou non ?

 

Rocco

Je ne me souviens plus, je…

 

L'inspecteur

Vous tenez bien un registre des commandes que vous faites à vos fournisseurs, non ?

 

Rocco

Oui, mais je…

 

L'inspecteur

Je souhaite le voir ainsi que tous vos documents relatifs à vos entrées de marchandises. Ce sera tout pour aujourd'hui.

 

Rocco

Oui…

 

Soudain le maire apparaît subitement, un papier à la main.

 

Le maire

Inspecteur, désolé de vous interrompre. (En tendant le papier qu'il tenait à la main.) Ça vient d’arriver.Il y a du nouveau. C'est à n'y rien comprendre. Les analyses de la farine ne disent pas la même chose que les analyses de sang.

 

L'inspecteur

(En se saisissant du document.)

Que me racontez-vous là ? (Il parcours des yeux le papiers.)

En effet, tout ça devient incompréhensible. (Il s'adresse au docteur.) Docteur, savez-vous si les traces d'ergot de seigle peuvent disparaître soudainement ?

 

Le docteur

A ma connaissance, non. C'est un champignon virulent et prolifique. Il ne peut disparaître comme ça. En tout cas, la farine contaminée par un tel alcaloïde est définitivement impropre à la consommation.

 

L'inspecteur

C'est pourtant ce qui se passe. Les analyses de la farine utilisée par monsieur Drian sont là, sous mes yeux et ne contiennent aucune trace d’ergot.

 

Le docteur

Mais c'est impossible. Les analyses de sang révèle la présence d'acide lysergique qu'on ne trouve justement que dans ce champignon.

 

L'inspecteur

Il faut se rendre à l'évidence. Votre boulanger est pour l'instant hors de cause. Cependant, docteur, il faut procéder à une contre expertise. Monsieur Drian, tenez-vous quand même à la disposition des autorités. Il va s'en dire que vous ne devez en aucun cas quitter le village pendant toute la durée de l'enquête.

 

L'inspecteur sort accompagné du maire, de l’épouse de ce dernier ainsi que du docteur.

Louison et Rocco restent immobiles.

Louison, un léger sourire aux lèvres, prend la main de Rocco dont le regard se perd dans le vide.

Rocco se lève soudain et sort.

 

 

 

Tableau 14

Louison et Rocco

 

Chez Louison et Rocco.

Rocco apparaît. Il s’empresse de saisir une valise qu’il ouvre sur la table pendant que Louison, qui le suivait de près, tente de le convaincre.

 

Louison

C’est de la folie, Rocco. Tu as entendu l’inspecteur ? Si tu quittes le village ce sera comme un aveu de culpabilité.

 

Rocco

(Tout en remplissant sa valise.)

Vaï, tout le monde veut un responsable et ils ont trouvé le coupable idéal.

 

Louison

Ne dis pas n’importe quoi. On ne peut accuser quelqu’un sans preuve. Les analyses sont contradictoires. Et ta bonne foi ? Qu’est-ce que tu en fait de ta bonne foi ?

 

Rocco

Tu m’expliques comment on fait pour conserver sa bonne foi face des gens de mauvaise foi ?

 

Louison

Tu te fais des idées, personne n’a…

 

Rocco

(Il s’emporte.)

Des idées ? Parce que c’est moi qui me fait des idées ?

Mais tu les entends, tous ? Ou ma propre femme est sourde, ou pire, de mauvais foi, elle aussi ? Tu ne sens pas leur hypocrisie à tous ? Tu ne vois pas ce qu’il se passe ? (Il se calme soudain en voyant que le regard de Louison s’est attristé.) Non, non, non, pardonne-moi mon amour. Tu es la seule qui me comprends, ici. Tu es la seule.

 

Louison

Alors, si je suis la seule qui te comprend, la seule qui prend vraiment ta défense, pourquoi tu veux partir ?

 

Rocco

Louison, ils vont nous faire du mal. Et je ne veux pas qu’on te fasse du mal à cause de moi. Ils trouveront le moyen de me reprocher mon manque de vigilance, de sérieux, que sais-je. A chaque fois que je sortirai de la maison, de mon atelier, il y aura toujours un de ces pécaire pour me rappeler la mort de l’un ou de l’autre. Je ne pourrais pas traverser la place sans supporter leurs regards sur moi.

 

Louison

(Résignée.)

Je vois… (Un silence.)  Moi, je reste.

 

Rocco

Tu restes ?

 

Louison

Oui. Je refuse de m’incliner. Je refuse d’abandonner la maison, l’atelier, la boutique… Je ne veux pas abandonner notre vie. Cette vie que nous avons espérée tous les deux. Si tu pars, c’est que tu ne veux pas défendre cette vie, notre vie, c’est que tu as oublié, Rocco. Tu as oublié les longues marches sur le bord du fleuve, le chant des cigales et le vent sec sur nos visages. Tu ne vois plus que ta réputation comme du temps où tu faisais encore de la politique et que je te trouvais prétentieux et imbécile. Moi, j’ai voulu rester, attendre. Attendre que le jeune homme qui m’agaçait mais qui me chavirait le cœur arrête de faire des discours et montre qui il était vraiment. Et c’est arrivé par ce que j’ai voulu attendre. Voilà pourquoi je reste. Je reste parce que je ne veux rien oublier, rien regretter. (Elle se lève et s’éloigne.)

 

Rocco

Où vas-tu ?

 

Louison

Dormir. Seule avec la nuit, s’il le faut. Elle, elle ne m’abandonnera pas. (Elle se retourne une derrière fois sur Rocco.) N’oublie pas de verrouiller la porte en sortant. Et si tu décides de revenir, il te faudra déverrouiller celle de mon coeur. Ce sera alors à ton tour d’attendre.

 

Louison disparaît. Rocco reste immobile, le regard perdu sur sa valise grande ouverte.

 

 

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