REMORDS VIVANTS 10 Janv. 2020

 

EXTRAIT

 

Thierry Lambert venait de quitter la station-service où il avait fait le plein de la Jaguar qu’il devait livrer en temps et en heure à son employeur. Il avait roulé toute la nuit. La fatigue et la lassitude commençaient à l’envahir depuis un moment. Il était l’un des conseillers financiers de son patron, l’impitoyable Édouard Fauvet, le directeur renommé de la SODEXPEAU (Société d’exploitation des eaux). « Société d’exploitation des pauvres cloches »,pensait plutôt le jeune cadre qui regrettait amèrement d’avoir accepté cette soi-disant promotion. Certes, le salaire était à la mesure de la tâche, mais la somme de sacrifices à consentir n’en valait pas le prix. Fauvet était ce qui se faisait de plus pervers, narcissique et odieux dans le monde des affaires. Son arrogance n’avait aucune limite. Il traitait son personnel avec négligence et mépris. Son dernier caprice en date : cette voiture de luxe qu’il avait ordonné à Thierry d’aller chercher à quatre cents kilomètres d’ici. Un comble. Ce pourri n’avait peut-être pas assez d’argent pour se faire livrer son joujou par la firme automobile. Il fallait qu’il y dépêche un de ses employés à qui il reprocherait plus tard son retard sur les dossiers courants.

Ce sale con bouffi d’orgueil et de fric recevra ma démission dès le mois prochain.

C’était décidé, la coupe était pleine et le jeune homme allait mettre le peu d’énergie qu’il lui restait à fiche le camp de cette boîte qu’il détestait au plus haut point. Pour l’instant, il roulait à tombeau ouvert sur l’autoroute qui, par chance, n’était pas très fréquentée ce matin-là. Le volume de la radio à fond pour éviter la somnolence, il songeait plus à un bon lit qu’à autre chose. Comme pour attiser un peu plus encore les feux de son exaspération, son téléphone portable vibra. Il crut défoncer l’écran Bluetooth du tableau de bord quand il aperçut en lettres bleues fluorescentes le nom de son redouté patron. À contrecœur, il appuya sur le bouton de réception des appels :

– Lambert à l’appareil, j’écoute.

– Lambert, c’est Fauvet ! Mon petit Lambert ! Alors, ce bijou, dites-m’en des nouvelles. Vous prenez du plaisir à la conduire, j’espère, ironisa-t-il d’un ton qui se voulait spirituel.

– C’est un beau spécimen, monsieur le directeur. Ça se laisse manœuvrer tout seul, répondit sans envie Thierry. Je ne suis plus qu’à quelques kilomètres.

– Parfait ! En arrivant, vous en profiterez pour revoir les dossiers du projet C.E.M.I.R.D.E., il semble qu’il soit truffé d’incohérences.

– Monsieur, je n’ai pas dormi de la nuit et je…

– Allons, mon petit Lambert, je ne vous paye pas pour roupiller. Ces documents ne peuvent pas attendre. Je les veux corrigés sur mon bureau pour la fin de la matinée. Mademoiselle Ringer vous préparera une pleine cafetière pour vous aider à garder l’esprit clair. À tout à l’heure. Je compte sur vous, ajouta Fauvet avant de couper la communication.

– Bien, monsieur le connard. À vos ordres, monsieur le connard. Je t’emmerde, monsieur le connard, répétait Thierry excédé en serrant ses deux mains sur le volant qu’il se retenait d’arracher.

Le projet C.E.M.I.R.D.E, littéralement : Centre Militaire de Recherche et Développement, était l’un des plus gros contrats que la SODEXPEAU était sur le point de signer. Thierry se demandait bien ce que l’armée venait fiche là-dedans et ce que sa boîte avait bien pu imaginer pour collaborer avec eux. Comme une grande partie du dossier restait top secret, il ne put jamais en savoir plus et s’était contenté de concevoir des plans de financement qui rapporteraient un sacré paquet d’argent à l’entreprise. En tout cas, cette perspective avait l’air de bien exciter le patron. Ce dernier, qui houspillait sans relâche son personnel, voulait à tout prix en obtenir l’exclusivité et n’avait cessé jusqu’alors d’écarter ses principaux concurrents à grands coups de procédés violents et en apparence licites. Dans la guerre des affaires, il était un vrai stratège et un général belliqueux. Rien ne l’arrêtait quand il s’agissait de remporter une bataille. Au début, cela forçait l’admiration de l’employé, mais aujourd’hui, il en était revenu et souhaitait quitter ce monde de rapaces qui gouvernent et décident pour le commun des mortels. Toutes ces années d’obéissance aveugle lui avaient au moins permis d’épargner une somme conséquente d’argent, afin de se retourner et envisager l’avenir d’autre façon. Cette idée maintenait la tête de Thierry hors de cette eau saumâtre dans laquelle il croupissait depuis trop longtemps. Il était encore célibataire. Il n’avait jamais eu l’occasion de trouver ni même d’aller à la conquête de l’âme sœur avec qui il partagerait son existence. Quelques rencontres hasardeuses, de piètres instants volés de bagatelles éphémères avaient ponctué son triste quotidien. Cependant, il avait senti que la jolie mademoiselle Ringer, Claire de son prénom, lui avait lancé quelques appels par ses regards insistants et ses sourires timides.

Il est là mon avenir : foutre le camp de cette maudite entreprise en balançant sa démission à la figure de ce pauvre type et lui piquer sa secrétaire pour l’emmener ailleurs, loin de tout ce grand bazar.

Cette heureuse pensée lui offrit un regain d’énergie. Il appuya sur le champignon de la Jaguar qui atteignit les cent quarante kilomètres au compteur en moins de dix secondes. Mais sa fougue retrouvée se calma bien vite en apercevant l’embouteillage qui s’était formé dans les deux sens. Voilà qui tombait bien mal et qui expliquait sans doute le peu de véhicules croisés sur la route jusqu’alors. Il rangea bien sagement son bolide dans la file qui n’avançait plus. Vraisemblablement, cela faisait un bon moment que ce manège durait. Quelques automobilistes avaient quitté leurs voitures pour jeter un œil au loin et tâcher de comprendre la raison de cet encombrement interminable. Il sortit à son tour pour en savoir plus, mais sans résultat. Il regagna son siège conducteur et ouvrit la radio qu’il avait coupée lorsque son boss l’avait appelé. Les stations se bornaient à diffuser une information sur une série d’émeutes qui se déroulaient dans les proches zones urbaines. Ces dernières avaient contraint les forces de l’ordre à bloquer tous les accès aux villes et villages des environs.

Encore des manifestations de fonctionnaires, je parie. Jamais contents ceux-là ! Ils ont tous les avantages, la quasi-sécurité de l’emploi en prime. Mais non. Faut toujours qu’ils l’ouvrent. Ou alors, ce sont les agriculteurs qui mènent une sempiternelle opération escargot pour dénoncer la misère de leur quotidien.

Thierry ne portait pas dans son cœur tout ce qui a trait aux revendications sociales. Il avait tenté le concours des postes qu’il avait réussi haut la main. C’est ensuite que les choses se révélèrent plus difficiles. Commercial dans une agence de Lille, il était tombé sur une équipe de bras cassés dirigée par un sous-chef aussi lourd que pervers. Il y avait quelque chose de pourri au royaume des préposés. Chacun se tirait dans les pattes pour gonfler son égo et prendre du grade. Lui n’aspirait qu’à faire correctement son job sans avoir à rendre des comptes. Mais son supérieur faisait tout pour maintenir une sale ambiance. Une atmosphère de travail viciée et des cadences infernales eurent raison de sa santé nerveuse. Ce fut son premier burn-out.

Devant la Jaguar, Thierry remarqua qu’un type à l’imposante stature, sans doute à bout d’impatience, verrouillait son utilitaire et s’apprêtait à quitter les lieux. Il bondit hors du bolide et interpella l’homme qui venait dans sa direction :

– Hé ! Vous allez où comme ça ? Vous n’allez pas laisser votre carrosse planté là ?

– Croyez-moi. Il faut partir. Vous devriez faire comme moi. Nous devons nous présenter devant notre seigneur. Tout est fini…

Le conducteur semblait agité et très effrayé. Ces grands yeux clairs roulaient dans leurs orbites comme des billes folles. L’homme paraissait un peu simplet. Il avait la démarche d’un enfant et l’allure d’un adulte.

– Qu’est-ce que vous déconnez ? fit Thierry en le retenant par le bras. C’est un bouchon, c’est tout. Ça va s’arranger…

– Les morts ressuscitent, comme dans la bible. Croyez-moi, monsieur, Dieu est en colère, poursuivit l’inconnu comme un dément. L’apocalypse… le bon père avait raison. C’est Dieu qui veut nous punir…

– Qu’est-ce que vous dites ? Ce n’est pas la fin du monde, c’est seulement un foutu embouteillage.

– Les morts ! Les morts se sont réveillés pour dévorer les vivants. Vous n’avez pas écouté les infos ? On ne parle que de ça. Laissez-moi partir !

Et sur ces dernières paroles, il se dégagea vivement, franchit la rambarde de sécurité, traversa la voie opposée et disparut dans les haies d’arbustes qui bordaient la route.

Thierry revint en vitesse à sa voiture et ouvrit la radio. Les stations diffusaient à présent un message d’alerte qui enjoignait les citoyens à se calfeutrer chez eux. Mais il n’eut pas le temps d’écouter la suite du communiqué. Plus loin devant, des gens en proie à une panique incontrôlable fuyaient en tout sens. Derrière eux, d’autres individus les poursuivaient. Il se dressa hors de la voiture et aperçut une femme rattrapée par un groupe qui la talonnait. Ces derniers se mirent à la mordre avec férocité en arrachant des lambeaux de chair à chaque coup de mâchoire qu’ils lui infligeaient. Face à un tel spectacle d’une rare violence, pris de panique, Thierry remonta dans son véhicule, redémarra et par une manœuvre rapide fit demi-tour afin de s’engager sur la voie à contresens. Il tâcha d’éviter les voitures qui venaient dans sa direction et qui ne réalisaient pas encore le cauchemar qui les attendait plus loin. Lorsqu’il aperçut sur le bord de la chaussée un accès destiné aux équipes des services autoroutiers, il donna un vif coup de volant et défonça le portail grillagé qui lui barrait la route. Il roulait à présent sur un étroit chemin qui le conduisit à la départementale voisine. Au même instant, son téléphone vibra. C’était encore Fauvet qui l’appelait.

– Allo ? Monsieur le directeur ? C’est un cauchemar ici…

– Lambert ? Nom de dieu ! Mais qu’est-ce que vous fichez ? Vous m’aviez dit que vous n’étiez plus qu’à quelques kilomètres. Ça fait déjà presque une heure que je vous attends…

– Ce n’est pas le problème. Il y avait un bouchon sur l’autoroute et maintenant c’est le chaos total…

– Qu’est-ce que vous me racontez, mon vieux ? Vous allez vous bouger et plus vite que ça…

– Je vous répète que c’est le bordel partout, patron. Je fais du mieux que je peux. Vous n’avez pas entendu ce qui se passe ?

– Je n’en ai rien à battre, Lambert. Magnez-vous le train, c’est tout ce que je vous demande.

– OK, c’est bon, ferme ta gueule, je te l’amène ta foutue bagnole, hurla l’employé en colère.

– Pardon ? Ne prenez pas ce ton avec moi, Lambert…

Thierry coupa net la communication et poussa une exclamation de joie en réalisant qu’il venait d’envoyer bouler son crétin de patron pour la première fois. Il poursuivit sa route en évitant le désordre qui régnait partout. De temps à autre, un forcené s’accrochait à son véhicule, mais le bolide, emporté par la vitesse, éjectait les enragés un à un. Enfin, il s’engouffra dans la zone industrielle où se situait la SODEXPEAU. À sa grande surprise, une enfilade de camions militaires était garée le long du trottoir. Devant le portail de l’entreprise, deux hommes armés et en uniforme lui firent signe de stopper la voiture. Fauvet se tenait derrière, encadré par des officiers qui arboraient une ribambelle de galons alignés sur leurs vestons. Le P.D.G. ordonna aux soldats de laisser passer Lambert. Une fois garé, Thierry descendit de la Jaguar et s’avança vers son patron, fermement décidé à lui dire sa façon de penser. Mais des commandos le gardèrent à bonne distance. C’est là qu’il remarqua d’autres hommes armés de fusils d’assaut postés devant les portes vitrées bloquées par de lourdes chaînes en acier.

- Qu’est-ce que se passe ici ? demanda Thierry en se dégageant de l’emprise des militaires.

– Mon cher Lambert fit le P.D.G. avec une pointe de sarcasme dans la voix, j’ai failli attendre. Je vous présente le général Mondragon et son ordonnance, le lieutenant Lecorff. Tous les deux sont du projet C.E.M.I.R.D.E comme vous pouvez vous en douter.

– Qu’est-ce que vous fichez ? Et pourquoi avoir bloqué les entrées du bâtiment ?

– Que de questions, mon petit Lambert ! Toujours aussi curieux. Je ne vous connaissais pas une telle détermination. C’est bien dommage, car elle aurait pu être bien utile en d’autres temps. À présent, c’est trop tard. Elle ne nous servira plus à rien.

– Répondez-moi, s’emporta Thierry. Pourquoi ces chaînes bloquent-elles les portes du bâtiment ?

– Vous aurez tout le loisir de le découvrir quand nous aurons quitté les lieux.

Puis il se tourna vers l’ordonnance Lecorff :

– Allez donc la chercher. Elle se trouve dans l’arrière de la voiture. Le double fond…

Le lieutenant s’approcha de la Jaguar, ouvrit le coffre, fouilla un instant à l’intérieur et en sortit un attaché-case qu’il remit au directeur.

– Qu’est-ce que ça fichait là, ça ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Thierry étonné.

– La réponse à toutes vos questions et la seule façon de se sauver de tout ce grand bordel, comme vous l’avez nommé tantôt, rétorqua Fauvet en brandissant l’objet comme un trophée. Je vous laisse à présent. D’autres affaires m’attendent, ajouta-t-il. Ah ! Une dernière chose, mon petit Lambert, vous êtes viré, comme le reste du personnel d’ailleurs. Je vous souhaite bonne chance.

– Quoi ? Espèce de salaud ! Vous saviez pour tout ça ? fit Thierry en voulant retenir le fuyard.

Mais les soldats l’en dissuadèrent en brandissant leurs fusils. Impuissant, le jeune homme assista au départ du directeur de la SODEXPEAU et de son cortège militaire. Encore hébété par cette confrontation, il entendit alors derrière lui une voix étouffée qui appelait. Il aperçut Claire Ringer, prisonnière du sas d’entrée. Prisonniers de la seconde rangée de portes vitrées, le reste du personnel ne ressemblait plus qu’à un troupeau d’animaux enragés. La pauvre secrétaire terrifiée le suppliait de la sortir de là, mais les chaînes étaient bien fixées et trop robustes pour qu’un seul individu en vienne à bout. Le regard de Thierry tournait en tout sens et cherchait un quelconque moyen de secourir sa collègue. En voyant la Jaguar abandonnée par son propriétaire, il revint vers Claire :

– Claire ! Calmez-vous et mettez-vous sur le côté. Protégez-vous le visage des éclats de verre et blottissez-vous dans un coin. Faites ce que je vous dis !

Il courut jusqu’à son véhicule, le démarra puis le présenta bien en face des entrées. Réalisant ce qu’allait faire son inattendu sauveur, la secrétaire s’écarta en vitesse. Dans un rugissement terrible, la voiture fonça vers les portes vitrées qui volèrent en mille morceaux. La jeune femme eut tout juste le temps de s’engouffrer dans la Jaguar. La horde macabre se précipitait déjà sur cette dernière. D’un puissant coup d’accélérateur, Thierry fit marche arrière, puis opéra un tête à queue digne d’un pilote de rallye avant de rouler droit devant lui en évinçant un à un les monstres qui s’accrochaient à la carrosserie.

Pendant quelques minutes qui parurent une éternité, les deux collègues ne prononcèrent aucune parole. Ils se contentaient de laisser leurs regards fixer le paysage dévasté alentour en proie au chaos et à l’horreur. Peu à peu, la folie et la désolation envahissaient la ville et ses environs. Ils quittèrent la zone industrielle, plus tard, l’agglomération. Lorsqu’ils atteignirent la départementale et enfin la campagne, Claire prit la main de Thierry et la serra très fort en plongeant ses beaux yeux noisette noyés de larmes dans ceux du jeune homme. Il était à présent là l’avenir de Thierry Lambert : seule avec la femme de sa vie à bord d’une bagnole de luxe qui roulait à tombeau ouvert.

 

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