LES ENFANTS DE TORTURA 12 Mars 2020

Personnages

 

Monsieur Stevenson

(Père de Dorian)

 

Dorian

 

Richard et Harry 

(fils d'Olivier Levasseur "La buse")

 

Edgard Teach

(fils de Barbe-Noire)

 

Jane Bonny

(fille d'Ann Bonny)

 

Suzie Read et son frère Jason

(enfants de Mary Read et Jack Rackam)

 

Peter et Camilla  Bellamy

(enfants de Sam Bellamy "Black Sam")

 

Lili Jennings

(fille de Henry Jennings)

 

Betty Vane

(petite fille de Charles Vane)

 

Jenny Hornigold

(petite fille de Benjamin Hornigold)

 

 

 

 

Le décor

 

Les quais du port de Tortura

 

 

Tableau 1

 

Les quais de l’île de Tortuga dans les Caraïbes au début des années 1700.

C’est le petit matin. Un homme d’un certain âge apparaît. Il tient une valise à la main et consulte un plan en cherchant son chemin.

Une voix se fait entendre au loin.

 

 

La voix au loin

– Père ! Père ! Pas si vite ! Je vous en prie !

 

Stevenson

(il regarde en direction de la voix et s’adresse à elle)

– Allons donc, mon garçon, cesse de lambiner ! Nous avons encore beaucoup de choses à faire.

 

Dorian

(entrant en poussant une malle posée sur une petite charrette)

– C’est que, voyez-vous, cette malle est, ma foi, fort chargée. (Il s’arrête essoufflé et s’assoit sur la malle). Qu’avez-vous donc rangé là dedans qui pèse tel un âne mort ?

 

Stevenson

(avec passion)

– Les objets du savoir, mon cher fils, qui vont nous aider à éclairer les obscurs esprits de ce lieu emblématique.

 

Dorian

– Comment ? Des livres ? Vous me faites pousser depuis le bout de ce quai branlant une malle pleine de livres ? (Dépité) Pourquoi ne suis-je pas surpris ?

 

Stevenson

– Eh bien, mon fils ? Aurais-tu donc oublié l’honorable mission qui nous a été confiée par Sa Majesté ?

 

Dorian

– Père, avec tout le respect que je dois à Sa Majesté, je doute que vous réussissiez à convertir un tel nid de pirates et de flibustiers aux belles lettres. La rumeur prétend que ces gens sont sans correction et ne connaissent que rixe, vapeurs de rhum et fumée du peton.

 

Stevenson

– Qu’est-ce donc que je t’ai appris ? On ne se fie point à des rumeurs. La rumeur est l’ennemie de la connaissance. Cette école de charité verra le jour ou je ne m’appelle pas Stevenson. Et puis, je ne suis pas seul à devoir mener cette belle tâche.

 

Dorian

– Et qui voyez-vous par ici qui pourra même vous aider à trouver quatre murs et un toit pour nous loger ? Je doute que les pirates aient une âme si charitable.

 

Stevenson

(en regardant Dorian avec un sourire malicieux.)

– Je ne songeais pas aux autochtones que nous allons sans doute rencontrer, mais à quelqu’un de plus proche.

 

Dorian

(réalisant avec surprise que c’est de lui que son père parle)

– Quoi ? Retirez donc cette folle idée de votre esprit, mon père ! Je n’ai sûrement pas vos qualités de précepteur pour convaincre ces gens-là !

 

Stevenson

– Mais tu as reçu l’enseignement qui te permet d’être un garçon plein d’idées, de réparties et de ressources. Je suis certain que tu arriveras à piquer la curiosité des enfants de ton âge. (Avec passion.) Père et fils réunis pour le bien commun, n’est-ce pas une belle aventure qui commence ?

 

Dorian

(avec appréhension en cabotinant)

– Ce sont leurs sabres qui vont nous piquer. Croyez-moi, j’ai vraiment une très mauvaise intuition. Si les enfants d’ici sont comme leurs pères, vous risquez de me perdre à jamais. Et vous serez le plus malheureux des hommes, car vous vous retrouverez seul et pleurerez toutes les larmes de votre corps la disparition violente de votre unique héritier : « Ô ciel, qu’ai-je fait ? Mon garçon chéri a été occis par ces monstres barbares ! »

 

Stevenson

(bousculant un peu son fils)

– As-tu donc fini ce mauvais discours ? Quel piètre comédien ! Attends-moi ici. Je vais aller solliciter quelques braves âmes pour nous aider à transporter tout notre bagage. (Il commence à s’éloigner)

 

Dorian

(à la cantonade en direction de son père qui s’éloigne)

– Et vous me laissez seul à la merci du premier de ces brigands qui viendra fouler le quai ? Quelle ingratitude ! (tragédien) Adieu père ! Moritori te salutant !

 

Voix off de Stevenson

– Dorian, veux-tu bien cesser et patienter comme je te l’ai intimé ? Je reviens promptement.

 

Dorian

(à lui-même)

– C’est ce que promit Ulysse à Pénélope et Télémaque en quittant Ithaque et l’on a vu vers quelle funeste odyssée il fut embarqué. Oh ! Misère de misère ! En attendant, ouvrons l’œil et le bon, car au premier tricorne de boucanier que j’aperçois, je détale ! Foi de Dorian Stevenson !

 

 

Tableau 2

 

Dorian, seul sur le quai, fait les cent pas en sursautant au moindre bruit.

Soudain, un garçon apparaît. Il tient un solide bâton entre ses mains. Il n’a pas vu Dorian qui court rapidement se cacher derrière des caisses proches.

 

Dorian

– Que le diable m’emporte ! N’avais-je pas raison ? Voici un de ces petits assassins sans scrupules, et armé d’une bien grande baguette pour son âge ! Il cherche de tout côté ! S’il me trouve, c’en est fini de ma pauvre personne ! (gémissant) Oh, père, père ! Qu’avez-vous donc fait ? Ici, se termine la courte vie de Dorian Stevenson.

 

Le garçon brandit son bâton et saute sur une pile de caisse.

 

Jason

(à la cantonade)

– Eh bien ? Edgard ? Je sais que tu traînes dans les parages ! Je pourrai sentir ton odeur à mille lieux ! Qu’attends-tu ? Montre-toi si tu l’oses ?

 

Un autre adolescent apparaît du côté opposé. Il est armé lui aussi d’un bâton.

 

Edgard

– Ne t’impatiente pas, Jason. J’espérai ta venue depuis le lever du soleil. Tu es en retard. Voilà bien qui ressemble à l’inconstance de ton père.

 

Jason

(furieux)

– Tu oses encore souiller l’honneur de mon père ? Tu n’as donc rien compris ? Je vais te fracasser le dos.

 

Edgard

(moqueur)

– Ta langue est plus habile que ton bâton, petit Jason. J’attends toujours la correction que tu dois me donner.

 

Les deux garçons s’affrontent.

Dorian, toujours caché, se fait plus discret encore.

Soudain, par une passe agile, Edgard fait chuter Jason qui perd son bâton.

 

Jason

(très contrarié et en colère)

– Et bien, vas-y ! Qu’attends-tu ? Donne le coup fatal que tu rêvais tant de m’assener !

 

Edgard

– Je goûte cet instant de te voir à ma merci ! Ensuite, il me suffira d’abattre ce manche sur ta caboche pour en finir une bonne fois avec toi !

 

Dorian

(à lui-même)

– Il ne va tout de même pas oser l’achever ?

 

Edgard redresse lentement son arme au-dessus de sa tête.

 

Edgard

– Prie donc avant de rejoindre les enfers !

 

Dorian

(surgissant comme un diable de son refuge, il s’interpose entre Edgar et Jason)

– Non ! Arrête ! Ne fais pas ça où tu le regretteras !

 

Edgard

–  Qui ose se mêler de nos affaires ? Qui es-tu, blanc bec ?

 

Dorian

– Dorian Stevenson. Nous venons d’arriver avec mon père et…

 

Edgard

– Un étranger qui se permet d’interrompre une discussion entre amis ? Tu entends ça, Jason ?

 

Jason

(se relevant)

– Voilà qui n’est pas de bon augure pour ta chétive personne, blanc bec !

 

Dorian

(confus)

– Mais je croyais… Enfin, il me semblait que tu allais commettre l’irréparable avec ce manche…

 

Edgard

(pointant son bâton sur le ventre de Dorian)

– Il apparaît que l’irréparable vient d’être commis par ta petite personne…

 

Jason

– Je crains fort qu’il n’ait raison, blanc-bec. Ne sais-tu donc pas qu’il ne faut jamais se mêler des affaires d’autrui à Tortuga ?

 

Dorian

– Mais c’est vous qui vous querelliez il y a encore un instant. Mon père dit souvent qu’une bonne discussion répare les griefs les plus sensibles et…

 

Edgard

(Plus menaçant)

– Ton père ? Et où est-il donc ce père ? Je ne vois que nous deux et un blanc bec sur ce quai. N’est-ce pas Jason ?

 

Jason

(même jeu)

– C’est clair. Un blanc bec qui aurait mieux fait de s’abstenir d’interrompre un duel entre deux fils de Tortuga. Mauvaise réaction. Très, très mauvaise…

 

Edgard

– Cela mérite un châtiment à la hauteur d’un tel affront. Qu’en penses-tu Jason ?

 

Jason

– Je suis de ton avis, Edgar. Corrigeons un peu ce blanc bec pour lui apprendre à se mêler de ce qui ne le regarde pas.

 

Dorian

(se relevant pour se dégager de l’emprise)

– Qu’allez-vous faire ? Mon père va revenir dans quelques instants et…

 

Jason

– Tatata, blanc bec ! Il faut recevoir ta punition avec un peu plus de courage que cela…

 

Edgar et Jason redressent leurs bâtons respectifs. Dorian se protège le visage.

 

Dorian

(apeuré)

– Non, non, je vous en prie. Je suis désolé si j’ai fait quelque chose qui vous a froissé. Ce n’était pas mon intention…

 

Suzie

(apparait furieuse)

– Jason, Edgard ! Laissez ce pauvre garçon tranquille !

 

Dorian

(soulagé et honteux)

– Oh, seigneur ! Sauvé par une fille à présent ! L’humiliation est totale. (Impatient et à lui-même)Père, qu’attendez-vous pour revenir ? Je vous l’avais dit qu’il n’y avait que des sauvages sur ces terres…

 

Suzie

– Allons ! Obéissez ! Laissez ces bâtons et écartez-vous donc !

 

Edgard

(lassé)

– Il ne manquait plus que ta sœur pour gâcher notre bon plaisir, mon brave Jason.

 

Suzie

– Tais-toi donc, maudit bougre. Est-ce ainsi qu’on accueille les étrangers en ces lieux ? (en aidant Dorian à se relever)Allons, garçon, relève-toi et ne fais pas attention à ces deux graines de pirates. Ils se donnent un air bourru, mais au fond, ils ne feraient pas de mal à une mouche.

 

Jason

– Suzie, ce n’est pas le moment. Qu’est-ce que tu fais ici ? C’est une affaire entre garçons, tout justement, et tu n’as pas le droit d’intervenir. Les filles ne sont pas tolérées à bord et tu le sais…

 

Suzie

(en repoussant son frère)

– Tais-toi, te dis-je ! Qu’est-ce qui m’a donné une cloche pareille comme frère ? Nous ne sommes pas à bord d’un navire que je sache. Ici, c’est un quai.

 

Jason

– Tu enfreins le code des pirates en faisant cela.

 

Suzie

– Au diable le code des pirates. Il n’a pas de prise sur le plancher des vaches, pauvre idiot. Allez, déguerpissez ! Les autres vous attendent à l’embarcadère de déchargement. Nous devons encore vider les cales du dernier bateau arrivé à quai dans la nuit.

 

Jason et Edgar s’éloignent en râlant.

 

Dorian

– Je suis si désolé et honteux. Ils se battaient et j’ai voulu les séparer pensant faire bien.

 

Suzie

– Tu viens d’arriver, toi. C’est ça ?

 

Dorian

– Oui. Mon père et moi avons fait la traversée jusqu’ici depuis le continent.

 

Suzie

(amusée)

– J’avais deviné.

 

Dorian

– Qu’est-ce qui te fait sourire ainsi ?

 

Suzie

– Ton air emprunté et tes bonnes manières. Tu as tout d’un garçon de la ville. Tu n’es pas le premier à fouler les rivages de Tortuga. Tu vas devoir te faire une raison. Tu as beaucoup de choses à apprendre sur nos habitudes.

 

Dorian

– Je crois m’en être, hélas, rudement rendu compte. Mais peut-être pourras-tu m’éclairer sur deux trois petites choses à savoir ?

 

Suzie

– Non. Pas maintenant. J’ai fort à faire. Mais reviens donc au coucher du soleil. Nous nous réunissons souvent à la fin de la journée. Je te présenterai les autres.

 

Dorian

– Au coucher du soleil ?

 

Suzie

– C’est une habitude chez nous. Au coucher du soleil, ou il te faudra craindre les longs couteaux de la garde. (Elle commence à s’éloigner puis fait volte-face) Au fait, moi, c’est Suzie. À plus tard ! (Elle disparaît tout à fait)

 

Dorian

(bredouillant à demi)

– Moi, c’est Dorian Stevenson… Partie, elle est partie… (Reprenant ses esprits)Ah ! Voici mon père ! (Appelant en s’éloignant)Père ! Père ! Nous devons absolument discuter !

 

 

Tableau 3

 

Stevenson est de retour. Il est accompagné par deux garçons qui l’écoutent religieusement.

 

Stevenson

– L’instruction, les garçons, le savoir est une richesse infinie à laquelle vous aurez enfin accès.

 

Richard et Harry

– Ouais, ouais.

 

Stevenson

– Je ne connais personne ici-bas dont l’érudition ne lui ait pas sauvé la vie au moins une fois ou le tirer d’embarras.

 

Richard et Harry

– Ouais, ouais.

 

Dorian

(en aparté)

– Ne le voilà-t-il pas déjà en train de convertir l’autochtone ?

 

Stevenson

– Car, voyez-vous, comme le disait Socrate, ce philosophe fort savant sur la question : le premier savoir est le savoir de mon ignorance. C’est le début de l’intelligence.

 

Pendant que Stevenson est tout occupé à discourir, Dorian remarque que les deux garçons qui l’accompagnent, lui ont déjà dérobé habilement sa bourse et sa montre gousset.

 

Dorian

(voulant alerter son père)

– Hé ! Père ! Mais voyez…

 

Stevenson

– Ah ! Mon cher fils ! Voyez ces deux garçons fort serviables, ma foi, qui se sont proposé de nous aider à transporter nos bagages jusqu’à cette auberge que tu aperçois là-bas.

 

Dorian

– Mais père, ne voyez-vous pas qu’ils vous ont…

 

Stevenson

– Richard, Harry, je vous présente mon fils, Dorian, qui sera votre petit mentor et vous soutiendra dans cette belle quête du savoir éternel.

 

Dorian

– Père ! Êtes-vous donc aveugle que vous ne pouvez…

 

Stevenson

– Veux-tu bien cesser de gémir, mon cher fils ? (À Richard et Harry) Veuillez lui pardonner. Dorian est un bon garçon, mais il s’inquiète pour un rien. Laissez-lui le temps de s’adapter un peu.

 

Harry

– Mais bien sûr, monsieur Stevenson, nous n’en doutons pas.

 

Richard

(en adressant un sourire narquois à Dorian)

– Il se fera à notre bonne vieille île de Tortuga. C’est un peu déroutant au début, je l’admets.

 

Dorian

– Déroutant ? Non, mais écoutez-le père, il vient à l’instant de vous…

 

Stevenson

– Cesse donc ces bavardages inutiles, mon garçon. Accompagne plutôt nos petits amis jusqu’à nos malles.

 

Harry

(en jetant un regard au loin)

– Quoi ? C’est ce gros empilement de bagages qui se trouvent au bout du quai ?

 

Stevenson

– Tout à fait. Et cette malle aussi que mon fils surveille comme sa propre existence. (prenant une voix terrible)Le trésor de Stevenson ! (Il rit de sa plaisanterie.) Je trouve que ça fait très… « pirate ». (il rit) Oh, oh ! Voilà que je m’encanaille !

 

Dorian

(en jetant un regard farouche à Harry et Richard)

– On se demande bien qui s’encanaille, ici.

 

Richard

– Mais dites, monsieur Stevenson, avec tout le respect que je vous dois, c’est tout de même une sacrée besogne que tout ce fourbi à transporter.

 

Stevenson

(toujours goguenard)

– Ah ! Je vois où vous voulez en venir : tout travail mérite récompense. (Prenant un air complice et le ton d’un vieux loup de mer) Ne vous inquiétez pas, moussaillons, nous partagerons ce trésor en parts égales. Foi de Stevenson ! (Il rit encore) Ah ! Décidément, Tortuga m’inspire. (A Dorian) Allez, mon garçon, allons prendre nos quartiers dans cette auberge. Mon instinct me dit que leur table est un régal. Je meurs de faim.

 

Stevenson s’éloigne. Dorian le suit à contrecœur et jette un dernier regard à Richard et Harry qui le toisent avec espièglerie.

 

 

Tableau 4

 

À la tombée de la nuit, sur les quais. Les enfants de Tortuga font un inventaire du contenu des malles de Stevenson.

Richard et Harry ont enfilé deux manteaux trop grands pour eux et imitent le maître d’école devant leurs amis hilares.

 

Harry

(en secouant devant lui la bourse dérobée)

– L’instruction, les garçons, le savoir est une richesse infinie à laquelle vous aurez enfin accès.

 

Richard

(en balançant tel un pendule la montre gousset)

– Comme le disait Socrate, ce philosophe fort savant sur la question : le premier savoir est le savoir de mon ignorance. C’est le début de l’intelligence. (en secouant la montre dérobée devant lui) Concentre-toi sur mon pendule et tu deviendras intelligent.

 

Une jeune fille hilare, véritable flibustier en jupon, s’avance vers Richard et Harry et par jeu, les attrape par le col de leur chemise.

 

Jane

(prenant une grosse voix)

– Halte-là, mes gaillards ! À qui avez-vous donc encore dérobé ces breloques ?

 

Harry et Richard

(ils feignent d’être terrifiés)

– Pitié ! Monsieur le garde ! Pitié !

Le groupe d’enfants rit beaucoup.

 

Jane

(reprenant sa voix naturelle en libérant les deux garçons)

–      Allez ! Ça ira pour cette fois-ci ! Vous avez sans doute hérité du talent de votre père pour jouir une telle éloquence.

 

Richard

(avec une révérence)

– Chez nous, jeune demoiselle, en pays de France, nous excellons dans l’art de la comédie.

 

Harry

(même jeu que son frère)

– Dignes héritiers de l’art d’accommoder les personnages.

 

Lili

– Dignes héritiers de la rapine et de l’escamotage, pour l’instant !

 

Betty

(qui fouillait une malle)

– Rapine bien décevante à ce que je vois. Ces malles ne contiennent qu’habits et breloques sans aucune valeur marchande. De quoi obtenir quelques pièces et encore.

 

Peter

(brandissant une veste d’enfant à bout de bras)

– Détrompe-toi chère Betty ! Voilà qui m’ira sans doute à merveille ! (Il enfile la veste et parade) Me voici apprêté pour le grand bal de la flibuste !

 

Le groupe rit de bon cœur au moment où Dorian apparaît.

 

Dorian

(L’air fâché)

– Cette veste m’appartient. Quant à la montre et la bourse, elles appartiennent à mon père.

 

Suzie

(s’avançant vers Dorian)

– Tu es venu ? C’est bien !

 

Dorian

– Ce n’est pas de bon gré. (En désignant Richard et Harry) Ces deux-là surtout m’y obligent. Ils ont profité de la générosité de mon père.

 

Camilla

– Peter, rends-lui sa veste. Il ne faudrait pas que cet étranger nous juge mal.

 

Peter

(paradant dans l’habit)

– Qu’il vienne lui-même la prendre s’il est aussi déterminé qu’il le dit.

 

Camilla

(A Dorian)

– Ne crains rien. Mon frère, Peter, fait de l’esbroufe, mais il n’est pas méchant au fond. Il est aussi buté que l’était notre père.

 

Peter

– Comment parles-tu ainsi de lui ? (A Dorian) C’est l’homme ayant amassé le plus grand trésor jamais connu…

 

Edgard

(Provocateur)

– Mais ce fut un petit orage qui eut raison de lui et son équipage. Quelle malchance !

 

Camilla

– Mêle-toi de tes affaires, Edgard. Ce n’est pas le moment.

 

Peter

(À Edgard)

– Toi, tu vas me payer ça ! Mon père n’était pas un esclavagiste, lui !

 

Edgard

(bondissant du tas de caisse où il était perché)

– Qu’est-ce que tu viens de dire ?

 

Peter

– Tu as très bien entendu…

 

Camilla

(lassée)

– Ça suffit, les garçons ! Vous n’allez pas recommencer avec ses vieilles histoires !

 

Dorian

(ironique)

– Il en faut peu pour mettre le feu aux poudres chez vous !

 

Jenny

(s’avançant à son tour vers Dorian)

– Tu ne crois pas si bien dire. Un rien, allume la mèche. Tout le monde connait tout le monde sur cette île. La plupart de nos parents ont navigué ensemble. Leurs relations étaient aussi changeantes que l’océan à la saison tropicale : un jour, tempête, un autre, mer d’huile.

 

Dorian

– Tu veux dire que vous êtes tous des enfants de pir…

 

Jenny

(en posant sa main sur la bouche de Dorian)

– Si tu tiens à la vie, c’est un mot qu’il ne vaut mieux pas prononcer par ici.

 

Dorian

(à lui-même)

– Pauvre père, sur quelle funeste terre vous nous avez transportés ? (Aux enfants) Vos histoires ne m’intéressent pas, je veux récupérer la montre, la bourse et la veste. Et refermez ces malles ! Qui vous a autorisé ?

 

Jane

– Sur l’île de Tortuga, nous n’avons de comptes à rendre à personne. Ce qui traine sur les quais appartient à chacun. C’est pourquoi le vol ne fait pas partie de nos coutumes. Nous ne pillons que les navires qui s’aventurent dans ces eaux, qui passent, les cales chargées de richesses qui sont autant d’injures faites aux pauvres gens dans le besoin. Ici, tout ce qui est à toi est à moi. (Un silence) Tu viens du continent à ce que m’a dit Suzie. Il te faudra du temps pour comprendre et t’habituer aux us des habitants de Tortuga. Dans le cas contraire, il ne fallait pas mettre le pied sur ses quais.

 

Dorian

(impressionné sans vouloir le montrer)

– Je n’ai pas choisi. C’est mon père qui a pour mission de construire une école de charité sur ces terres.

 

Jane

– Une école à Tortuga ?

 

Les enfants se regardent interloqués avant d’être pris par des rires incontrôlables.

 

Jason

– C’est l’idée la plus loufoque que je n’ai jamais entendu. Une école à Tortuga ?

 

Lili

– Ton père a perdu la raison ? C’est une entreprise audacieuse, mais vaine. Les enfants de Tortuga vivent en liberté.

 

Suzie

– Il est vrai. Ici, nous apprenons à survivre et je me demande bien ce qu’une école nous apportera de plus.

 

Betty

– Et il compte nous convaincre de quelle façon ? Avant de nous enfermer entre quatre murs et nous obliger à rester dociles face à un tableau noir, il va devoir déployer des efforts plus que conséquents.

 

Dorian

– Ils comptent sur moi pour vous convaincre.

 

Les rires repartent de plus belle dans le groupe des enfants.

 

Betty

– Mon pauvre garçon, comme je n’aimerais pas être à ta place !

 

Lili

– En tout cas, moi, personne ne m’enfermera dans une école qu’elle soit de charité ou de toute autre chose.

 

Suzie

– Nous sommes libres, ici. Personne ne nous obligera à…

 

Soudain, les enfants referment les malles en un éclair et changent d’attitude.

Stevenson apparaît en tenant à bout de bras une lampe à huile.

 

Stevenson

– Dorian, c’est toi dans l’obscurité ?

 

Dorian

– Oui, c’est moi, père. Approchez !

 

Stevenson

– Mais que fais-tu sur ce quai à une heure aussi tardive ?

 

Dorian

(en jetant un œil froid vers Harry et Richard)

– Je suis venu vérifier que les deux garçons que tu as chargés de réunir nos bagages avaient bien fait leur ouvrage.

 

Stevenson

– Belle initiative, mon fils. (En découvrant les autres enfants) Ah, mais je vois que tu as trouvé du renfort. Et toutes nos affaires sont là ! Magnifique !

 

Dorian

(en lançant un nouveau regard insistant sur Harry et Richard)

– Pas tout à fait, père. Harry et Richard ont quelque chose à vous remettre en mains propres. Votre bourse et votre montre que vous avez dû malencontreusement égarer tout à l’heure. N’est-ce pas vous deux ?

 

Harry

(en tendant à Stevenson sa montre gousset)

– Oui, monsieur, voici ! (À part à Dorian) Tu ne vas pas t’en tirer comme ça, toi !

 

Richard

(même jeu en tendant la bourse à Stevenson)

– C’est dangereux de laisser trainer vos affaires. Ces quais sont plutôt mal fréquentés une fois la nuit tombée. (À part à Dorian) On se retrouvera, mon gars. Compte sur moi.

 

Stevenson

(ravi)

– Quelle belle attention ! Je vous remercie, jeunes gens. (Il fouille dans sa bourse) Une parole est une parole. (Il tend à Richard une petite poignée de pièces de monnaie) Tenez, voilà pour vous et vos amis. Il faut toujours récompenser l’honnêteté et la bonne volonté. À présent, rentrons à l’auberge, il se fait tard et ce voyage m’a épuisé.

 

Dorian

(en suivant son père, un œil toujours sur les enfants)

– Je vous suis, père !

 

Stevenson

– Je vois que tu n’as pas perdu de temps pour te faire des amis, mon garçon. Leur as-tu parlé de notre beau projet ?

 

Dorian

– Pas tout à fait, père. Enfin, c’est compliqué. Je vous expliquerai ça plus tard.

 

Dorian et Stevenson quittent les lieux sous le regard insistant des enfants.

 

 

Tableau 5

 

Au petit matin, sur les quais, Jane, Camilla, Betty, Suzie, Lili et Jenny, réparent des filets, des voiles. Elles sont en grande discussion.

 

Jenny

(À Jane)

– Fais donc attention, Jane. Ta couture part de travers !

 

Jane

– Cet ouvrage me lasse. Mes doigts ne sont pas faits pour tenir des aiguilles. C’est un travail pour demoiselle.

 

Jenny

– C’est aussi un travail pour les garçons. Ils le font bien en mer.

 

Jane

– C’est certain. Et dès qu’ils rentrent à terre, la corvée est pour nous. Pourquoi les femmes ne sont pas les bienvenues sur un navire ?

 

Suzie

– Superstition toute masculine. Tu devrais le savoir depuis le temps.

 

Jane

– Je le sais parce que ma mère s’est battue pour devenir capitaine.

 

Suzie

– Et qu’est-ce que ta mère t’a appris d’autre ?

 

Jane

– Qu’il fallait se défendre comme un homme pour se faire une place à bord d’un bateau ! Mais je ferai comme elle. Je leur prouverai que moi aussi je suis capable de rivaliser avec eux.

 

Camilla

– En attendant, c’est sur les bancs d’une école qu’ils veulent nous mettre à présent.

 

Lili

– Vous y croyez, vous, à cette histoire d’école de charité ?

 

Camilla

– Tu connais le proverbe ? : Charité bien ordonnée. Dès que nous aurons mis un pied devant le tableau noir, nous serons condamnés à apprendre à lire, compter, jusqu’à plus soif.

 

Lili

– Je n’ai pas eu besoin de ça pour apprendre à compter.

 

Suzie

– Mais lire ou écrire ? Tu ne penses pas que ce serait une bonne chose d’apprendre ? Ça pourrait peut-être te servir, non ?

 

Jane

– Toi, Suzie, peut-être que cela te sied fort bien. Pour ma part, je m’en passerai volontiers. Ne comptez pas sur moi pour me caler dans un coin avec un ouvrage et une plume. C’est encore un plan machiavélique de ces maudits gouvernants anglais qui se croient si puissants et si assurés de leur pouvoir.

 

Betty

– Tu vois le mal partout, Jane. Après tout, ce n’est peut-être pas si terrible que ça. (Avec une certaine ironie) Et puis, songe qu’ainsi tu pourras raconter tes aventures quand tu seras le capitaine de ton propre navire.

 

Jane

– Betty Vane, pourquoi ai-je l’étrange sensation que cette dernière parole est encore une raillerie à mon égard ?

 

Betty

(avec ironie)

– Moi ? Dieu m’en est témoin. Je n’oserai jamais te faire un tel affront.

 

Les autres filles rient de bon cœur.

 

Jane

(poursuivant Betty qui s’échappe)

– Viens donc ici, ma Betty, que je te fasse avaler ta vilaine moquerie.

 

Betty

(en minaudant comme une fille de bonne éducation)

– Je ne préfère pas, tu pourrais salir mon beau jupon.

 

Jane

– Tu ne crois pas si bien dire, ma jolie.

 

Les filles s’amusent de voir Jane et Betty se poursuivrent. Soudain, des cris au lointain attirent leur attention.

 

Lili

– Qu’est-ce que c’est encore que ce raffut ? Ce sont les garçons ! Regardez ! Ils viennent par ici ! Mais qu’est-ce qu’il se lance ainsi ? N’est-ce pas ce jeune garçon nouvellement arrivé qu’ils chahutent ?

 

Jenny

– Ça m’en a tout l’air. Pourquoi ne le laissent-ils pas en paix ?

 

 

Tableau 6

 

Les garçons apparaissent en s’amusant à se lancer un livre que le pauvre Dorian tente en vain de récupérer.

 

Dorian

– Allez-vous cesser et me rendre mon livre ?

 

Edgard

– Pour ça, mon petit gars, va falloir sauter plus haut !

 

Jason

– Allez ! Saute, petit ! Saute ! Ah, non ! Raté ! Ce n’est pas encore assez !

 

Peter

– Est-il mou ou faut-il lui faire la courte échelle ?

 

Suzie intercepte le précieux ouvrage.

 

Suzie

– Ça suffit comme ça ! La plaisanterie n’a que trop duré.

 

Richard

– Oh ! Teigneuse Suzie ! Ce n’était qu’un pari !

 

Suzie

– À un contre cinq ? La belle affaire !

 

Les garçons abandonnent. Suzie se rapproche de Dorian et lui tend le livre, mais Jenny l’intercepte doucement.

 

Jenny

(A Dorian)

– Je peux voir ?

 

Dorian

– Oui, si tu veux.

 

Jenny

(en lisant le titre du livre à haute voix)

– Robinson Crusoé.

 

Dorian

– Tu sais lire ?

 

Jenny

– Oui. C’est mon père qui m’a appris. (rendant le livre à Dorian)Connais pas.

 

Dorian

– Garde-le, je te le prête. C’est l’histoire d’un marin qui échoue sur une île perdue. Il rencontre un indigène sur terre isolée au milieu de l’océan. Au début, ils ont du mal à communiquer, car Vendredi et lui ne parle pas la même langue.

 

Jenny

– Vendredi ?

 

Dorian

– Oui, le héros lui donne le nom du jour de la semaine où ils se sont rencontrés. Ils vont vivre vingt-huit ans sur cette île avant de retourner vers la civilisation.

 

Jenny

– Vingt-huit ans ? C’est incroyable ! D’accord, je vais le lire. Merci.

 

Camilla

(A Dorian)

– Et tu te sens un peu comme ce Robinson, n’est-ce pas ? Perdu sur cette île.

 

Dorian

(avec mélancolie)

– Tu ne crois pas si bien dire.

 

Camilla

– Mais nous ne sommes pas des indigènes. Ici, nous avons tous un nom.

 

Dorian

– Je me doute bien que vous vivez avec vos familles ! (Remarquant que les regards se croisent avec une certaine gravité.) J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

 

Camilla

– Tu n’as rien dit de mal. Tu ne pouvais pas savoir. Nous ne sommes pas encore présentés. Moi, c’est Camilla et lui, Peter, mon frère. Nous sommes les enfants de Sam Bellamy.

 

Dorian

(surpris)

– Quoi ? Le célèbre « Black Sam » ? Le pirate qui a amassé le plus gros butin jamais connu ?

 

Peter

(fièrement)

– Lui-même, mon petit gars. Et tu n’es pas au bout de tes surprises. Richard et Harry sont les fils d’Olivier Levasseur dit « la buse ». Suzie et son frère Jason sont les enfants de Jack Rackam.

 

Dorian

– Calicot Jack ? Celui qui navigua avec Mary Read et Ann Bonny, les femmes pirates les plus connues des océans ?

 

Peter

– Mary Read était notre mère.

 

Jane

– Et Ann Bonny, la mienne. Lili est la fille d’Henry Jennings et Betty, celle de Charles Vane. Quant à Edgard Teach que tu vois là, je te laisse deviner puisque tu as l’air d’en savoir autant que nous sur la renommée de nos parents.

 

Dorian

(il s’avance presque en titubant devant Edgard qui le toise depuis le haut d’une pile de caisses)

- Teach ? Est-ce possible ? Le fils d’Edward Teach ? Le terrible capitaine du Queen Anne Revenge ?

 

Edgard

– Eh oui. Le seul. L’unique « Barbe noire ». Et tu dis quoi à ça ?

 

Dorian

(il recule, toujours titubant de surprise, puis s’affale sur un tas de filets)

– Je dis… Je dis que… Les enfants de « La bande volante »… Seigneur !

 

Richard

(hilare)

– Je crois que nous venons d’asseoir le blanc-bec !

 

Harry

(même jeu)

– Alors blanc-bec, es-tu toujours aussi certain que ton gentil papa et toi allez réussir à nous enfermer dans une école ?

 

Edgard

– Laissez-lui le temps de réaliser. Il s’habituera. L’île de Tortuga est peut-être tombée sous le joug de ses maudits Anglais, mais, n’oublie pas, blanc-bec, leurs fils n’ont pas encore dit leur dernier mot. 

 

 

Tableau 7

 

Dorian et son père, Stevenson, sont assis sur les quais. Stevenson, plume et papier à la main, dresse son plan de création de l’école de charité.

 

Stevenson

– Et là, vois-tu, mon cher fils, il me semble très important d’estimer l’analphabétisme des enfants de cette île…

 

Dorian

(lassé)

– Oui, père, j’entends bien, mais vous devriez songer à…

 

Stevenson

—… mais j’y songe, j’y songe, car nous allons devoir procéder avec un certain tact au vu du caractère bien trempé des gaillards de cette île…

 

Dorian

– Justement et c’est tout à propos qu’il faut que je vous entretienne…

 

Stevenson

– Bien entendu, mon cher fils. Nous devons absolument nous entretenir sur ses différents points sensibles, car ton rôle sera primordial dans l’accomplissement de cette honorable mission…

 

Dorian

(à lui-même en aparté)

– O ciel ! Je crois que c’est peine perdue. Il ne cessera donc jamais de se taire. Il suit son idée et fait la sourde oreille. (Inquiet) Où est-il vraiment déjà atteint de surdité ? Pauvre père !

 

Dans un coin du quai, dissimulées par quelques caisses, Betty, Lili et Jenny apparaissent. 

Elles font signe à Dorian qui se rapproche discrètement d’elles en laissant son père discourir tout seul.

 

Lili

(en observant Stevenson)

– Ton père est toujours ainsi ?

 

Dorian

(blasé)

– Vous ne risquez rien, vous pouvez sortir de là derrière. Il est en plein « élan de réflexion ». Il appelle ça, comme ça. Croyez-moi, dans cet état, il ne percevra même pas votre présence. (Aux filles), Mais vous, que venez-vous faire par ici ?

 

Lili

– Nous voulions te voir, car, Woodes Rogers, le gouverneur de cette île est de retour de campagne.

 

Betty

– Cet homme est un véritable cauchemar pour nous autres, enfants de pirates ou de flibustiers.

 

Jenny

– La plupart de nos pères ou de nos mères encore vivants sont en fuite ou recherchés par ses hommes, car ils ont refusé la grâce royale. C’est le cas du père de Betty, Charles Vane.

 

Betty

– Oui, il a pris la fuite comme tous les autres, car ce Woode Rogers est un sale type qui ne jure que par la disparition de tous les hommes libres voguant sur ces mers.

 

Jenny

– Nos parents nous ont laissés ici pour ne pas nous faire courir de risques inutiles.

 

Lili

– Maintenant que le voilà de retour, il va doubler les rondes de gardes qui sont tout aussi cruels que lui, la stupidité en plus. Il va nous plier à toutes les corvées les plus rudes, car il sait que c’est ainsi qu’il arrivera à convaincre nos parents de se rendre.

 

Dorian

– Mais c’est terrible ce que vous me contez là ! Et rien ne peut convaincre cet homme d’agir autrement avec vous ? Il me semble que vous n’avez pas choisi vos parents. Ce sont eux qui ont pris les chemins de la flibuste. Pas vous.

 

Betty

– Crois-tu que ça le touche ? (Soudain avec tristesse) Cet homme est capable de n’importe quoi pour contraindre nos parents de déposer les armes. Et je connais bien mon père, il fera tout s’il apprend que je cours le moindre danger.

 

Dorian

– Et qu’y puis-je ? Comment vous aider ? Je n’en ai pas les moyens.

 

Lili

– Toi peut-être pas, mais ton père, sans doute.

 

Dorian

(il se tourne et fixe, désolé, son père qui poursuit seul son discours)

– Sérieusement, voyez-le ! Regardez ! Croyez-vous que cet homme est capable de prendre votre défense contre des soldats armés et un gouverneur cruel et déterminé ? Il ne ferait même pas fuir un essaim de mouches. Il est homme de sciences et de lettres, non d’action.

 

Lili

– C’est justement l’homme d’esprit dont nous avons besoin. Betty, Jenny et moi avons longuement discuté. Si ton père nous prenait sous sa protection, nous serions tous préservés des assauts incessants du gouverneur, du moins pendant un certain temps.

 

Dorian

– L’école de charité ? Mais oui, bon sang, c’est vous qui avez raison. Ainsi ce Woode Rogers perdrait toute emprise sur vous. (Son expression s’assombrit) Oui, mais comment convaincre certains parmi vous qui prennent cette affaire d’école comme une vilaine plaisanterie ?

 

Jenny

– C’est là que tu entres en jeu.

 

Dorian

– Moi ?

 

Jenny

– Oui. Les autres te suivront et t’écouteront si tu deviens un des nôtres.

 

Dorian

– Pourquoi ai-je soudain très peur de comprendre ? Vous voulez que moi…

 

Les trois filles inclinent la tête en signe d’approbation.

 

Dorian

—… Je devienne un pirate ?

 

Jenny

– C’est la seule solution. Cependant, il te faudra prêter serment à la chasse-partie, le code d’honneur des pirates.

 

Dorian, un peu troublé par cette nouvelle, se tourne vers son père qui reçoit au même moment un pli de la main d’un coursier.

Les trois filles, pleines d’espoir, attendent la réponse de Dorian.

 

Dorian

– Je sens que je vais le regretter, mais c’est d’accord.

 

Les filles manquent de hurler leur joie.

 

Dorian

(en alerte)

– Chut ! Taisez-vous donc ! Ne vous faites pas remarquer. Je n’ai qu’une condition à émettre : mon père ne doit jamais savoir que je suis devenu un des vôtres. Le pauvre homme en mourrait de honte et de chagrin.

 

Betty

– Croix de bois, croix de fer ! Rejoins-nous ce soir à la nuit tombante. Nous préparerons la cérémonie où tu formuleras tes vœux d’allégeance à la piraterie.

 

Les filles disparaissent rapidement.

Stevenson pousse soudain une exclamation de surprise.

 

Dorian

– Père ? Quelque chose ne va pas ?

 

Stevenson

(enjoué en brandissant triomphal le billet qu’il vient de lire)

– Bien au contraire, mon cher fils, les affaires vont bon train !

 

Dorian

– Une bonne nouvelle ?

 

Stevenson

– Tu ne crois pas si bien dire, mon garçon. Je viens de recevoir un pli de la plus haute importance. Le gouverneur de cette île, le commandeur Woode Rogers en personne, souhaite me rencontrer.

 

Dorian

(ne pouvant contenir son effroi)

– Ciel ! Nous sommes faits !

 

Stevenson

(surpris de la réaction de son fils)

– Comment cela ?

 

Dorian

(se ravisant)

– Comme c’est bien fait ! Je voulais dire : comme c’est bien fait !

 

Stevenson

– Je le crois bien, mon garçon. Allons, viens ! Retournons à l’auberge. Je dois me préparer, car il m’a donné rendez-vous dès ce soir à sa demeure. J’irai seul, bien entendu. Ce sont des affaires d’adultes et je pense que tu t’ennuieras plus qu’autre chose si tu tiens à m’accompagner.(En s’éloignant) Allez ! Ne perdons pas un instant.

 

Dorian

(à part)

– Et moi, j’irai entreprendre ce qu’il faut pour contrer les desseins de ce gouverneur Rogers. (Soudain catastrophé en réalisant le danger)Dorian, mon pauvre Dorian, qu’allais-tu faire dans cette galère ? (Il sort)

 

 

Tableau 8

 

Le soleil couchant. Le gouverneur Woode Rogers et Stevenson apparaissent sur les quais, escortés de loin par deux gardes armés.

 

Woode Rogers

– Voyez-vous, monsieur Stevenson, après un bon dîner, j’apprécie toujours ces moments de balade nocturne. Tout est calme sur cette île autrefois si bouleversée.

 

Stevenson

– Il est vrai que le dîner était fort excellent. Vous féliciterez vos gens de ma part. Et je vous remercie de même pour votre accueil généreux.

 

Woode Rogers

– Nous nous devons de recevoir avec correction les acteurs de l’épanouissement de nos colonies, monsieur Stevenson. Quelle belle mission que la vôtre ! Cette école de charité me semble venir tout à propos et sera une valeur ajoutée pour toutes les familles qui souhaitent s’installer et vivre sur ces terres.

 

Stevenson

– Oui, en effet, mon fils et moi-même avons déjà fait la rencontre de quelques enfants sur les quais. Ils m’ont semblé quelque peu simples dans leurs façons, mais rien d’insurmontable pour le vieux professeur que je suis. Voyez-vous, mon expérience m’a conduit à considérer…

 

Woode Rogers

(sèchement en affichant un air grave)

– De quels enfants parlez-vous, monsieur ?

 

Stevenson

(surpris)

– Des enfants dont, vraisemblablement, le quotidien se résume à quelques labeurs dédiés à la bonne marche des quais. Les enfants de ces familles dont pour parliez à l’instant et qui…

 

Woode Rogers

(Froid)

– Ce n’est pas de cette sorte de familles donc je vous entretenais, monsieur Stevenson. Celle-ci est la part perdue de ces contrées et ne mérite aucun égard. (Avec amertume) Ces enfants-là sont une engeance dont la paternité maudite n’a eu de cesse d’enflammer ces mers et de piller les navires y croisant.

 

Stevenson

– Mais, monsieur, ce sont des enfants comme les autres pour lesquels j’ai mission de…

 

Woode Rogers

– Votre mission se limite là où la liberté des colons de cette île commence à être bafouée, monsieur Stevenson. Vous vous occuperez, certes, de l’éducation des jeunes âmes de cette terre, mais vous ferez exception pour certaines dont le sort est déjà scellé par les agissements meurtriers et hors-la-loi de leurs parents. Je vous parle de piraterie pour laquelle je n’aurai aucun égard. Je pense que vous l’aviez déjà compris. 

 

Stevenson

(très embarrassé)

– Vous me voyez, monsieur, très surpris de cette requête. Le serment que nous prononçons en qualité de précepteurs généraux s’adresse à tous les enfants sans distinction de rang ou de paternité. Sans doute, l’apport d’une éducation sans faille pourra changer le mode de pensée et de vie de ces jeunes personnes qui…

 

Woode Rogers

– Une dernière fois, monsieur Stevenson, ces enfants-là n’auront aucun accès à votre enseignement. Je m’y oppose. Je connais leurs géniteurs. Certains parmi eux étaient jadis d’honorables serviteurs de notre cause, lettrés et érudits. Pensez-vous que cela les ait empêchés de devenir des traîtres et des forbans ? Croyez-moi, monsieur, le savoir est une arme qui parfois peut se retourner contre vous alors même que vous vouliez en faire un instrument de paix. Je vous souhaite une belle nuit. Nous nous reverrons sans doute.

 

Woode Rogers s’éloigne suivi de ses gardes.

Stevenson reste interdit et pensif sur le quai avant de disparaître à son tour.

 

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